Revue d’histoire intellectuelle

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Claire Daudin, Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ? Péguy, Bernanos, Mauriac,

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Claire Daudin, Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ? Péguy, Bernanos, Mauriac,
Paris, Éd. du Cerf, 2006

THIERS (Éric)

Dans cet essai qui relève plus de l’analyse littéraire et biographique que d’un travail d’historien, Claire Daudin, auteur d’une thèse en 1995 sur Péguy, Bernanos et le monde moderne, pose une question vertigineuse : « Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ? » Autant dire, tout de go, qu’elle n’apporte pas de réponse définitive à cette interrogation, mais propose, avec une grande sensibilité, un éclairage assez original sur la manière dont un homme peut vivre son engagement chrétien et sa vocation d’écrivain. Il faut dire que les trois parcours, que l’on suit avec elle, ne sont pas des moindres. À ce propos, si le parallèle entre Péguy et Bernanos nous convainc, la figure de Mauriac semble souvent un peu en retrait, différente des deux autres notamment en raison du confort bourgeois dans lequel l’auteur du Bloc-notes vécut et sa volonté précoce de réussir dans le monde des lettres. Péguy et Bernanos apparaissent, quant à eux, comme en marge du système, ce qui constitue le moteur principal de leur œuvre. Pour autant, ils demeurèrent des références fortes pour Mauriac. N’écrit-il pas dans ses Mémoires intérieurs en 1959 : « Je me suis demandé parfois comment Péguy, qui a donné sa vie en pleine remontée française, eût réagi à ce dont Bernanos fut le témoin, à la décadence précipitée de l’entre-deux-guerres et à cette descente lugubre qui, depuis la Libération, ne s’est plus un seul jour interrompue. » Mauriac n’est pas le seul à s’être posé cette question.

À la lecture de cet essai, on est frappé par ce curieux effet de perspective : ces trois écrivains proches par leur année de naissance (1873 pour Péguy, 1885 pour Mauriac et 1888 pour Bernanos) semblent venir d’époques tellement différentes les unes des autres en raison de la date à laquelle ils disparurent (respectivement en 1914, 1948 et 1970). Mauriac est notre contemporain et Péguy d’un autre siècle, Bernanos faisant la jonction et incarnant la période de l’entre-deux-guerres.

On pourrait passer son temps à mettre en évidence les points de divergence et de convergence entre les trois auteurs ; le jeu serait un peu stérile. Observons toutefois que Mauriac ne porte pas du tout le même regard que l’auteur de Notre jeunesse ou celui des Enfants humiliés sur l’enfance, son innocence, la fidélité qu’on lui doit. Alors que ce thème est le cœur même de l’œuvre de Péguy et Bernanos et peut à lui seul presque tout expliquer, on voit apparaître chez Mauriac une désillusion et même un désamour du monde enfantin. Ce regard porté sur l’enfance pourrait, selon nous, constituer une porte d’entrée pour comprendre le parcours littéraire, intellectuel et même politique de nombreux auteurs.

Sans rien cacher de leurs contradictions ou failles personnelles – par exemple l’antisémitisme de Bernanos ou les crises passionnelles de Mauriac –, Claire Daudin met bien en avant la manière dont l’œuvre s’insère dans le courant d’une existence, la quête de l’espérance chrétienne étant sous-jacente à chaque page écrite. On appréciera notamment ce chapitre délicat sur la façon dont ces hommes vécurent leur responsabilité de père de famille. Émerge surtout cette image, celle de l’écrivain non pas libre penseur mais libre de penser, celle du dreyfusard, de celui qui dénonça le franquisme ou le colonialisme, l’image de la résistance à l’oppression et à la bêtise. Le paradoxe de ces trois figures emblématiques de l’écrivain catholique est qu’ils furent tous en rupture de ban à un moment donné, privilégiant la recherche d’une vérité ultime au dogme et aux convenances. À la fin de cet essai, nous ignorons toujours si Dieu a besoin de l’écrivain, mais on voit mieux comment la quête inassouvie de l’espérance peut nourrir de grandes œuvres, pourvu qu’elle demeure ancrée dans un principe inhérent à la qualité d’intellectuel : la liberté.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 26, 2008 : Puissance et impuissance de la critique, p. 165-166.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Claire Daudin, Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ? Péguy, Bernanos, Mauriac, : Paris, Éd. du Cerf, 2006
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article141