Revue d’histoire intellectuelle

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Thierry Leterre, Alain. Le premier intellectuel,

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Thierry Leterre, Alain. Le premier intellectuel,
Paris, Stock, 2006

THIERS (Éric)

Un de nos proches nous voyant penché sur la biographie que Thierry Leterre vient de lui consacrer s’exclamait : « Mais qui peut bien encore lire Alain ? » Il est vrai qu’Émile Chartier, dit Alain (1868-1951), figure emblématique de la IIIe République intellectuelle et radicale, est un peu désuet et souffre même d’un certain discrédit ; son pacifisme de l’entre-deux-guerres paraît suspect, pour ne pas dire coupable. L’ouvrage substantiel de Thierry Leterre entend rendre justice à ce professeur qui fut aussi journaliste et dont l’influence fut double : sur des générations de khâgneux et de normaliens et sur le public qu’il toucha à travers ses fameux Propos, distillés à partir de 1906 dans la presse.

Il n’était pas simple de retracer le parcours biographique d’un homme qui se voulut discret. Leterre s’attache à présenter Alain dans son milieu et dans son temps, ce qui nous vaut notamment un tableau intéressant de ce Perche où Alain grandit dans une société rurale de l’Ouest qui portait haut les valeurs individuelles et un certain esprit de liberté. L’ensemble est plutôt réussi, agréable à lire. On y trouve un beau portrait de Jules Lagneau, le professeur du jeune Chartier au lycée de Vanves. Grâce à l’élève, le maître qui ne laissa que peu d’œuvres n’a pas sombré dans l’oubli. Leterre ne contourne pas les problèmes. Il évoque l’antisémitisme sous-jacent qui apparaît dans le journal de celui qui fut pourtant dreyfusard, au moment même où Vichy prenait les mesures que l’on sait. Leterre revient également sur ce pacifisme dont l’origine profonde est la Grande Guerre. Alain s’engagea à un âge respectable, malgré une mauvaise santé ; il en tira une réflexion parmi les plus profondes sur la guerre et un refus sans nuance de celle-ci. Évidemment, l’auteur montre aussi l’influence du professeur sur ses élèves parmi lesquels Aron, Simone Weil, Prévost.

On est moins convaincu cependant par la thèse principale que défend Leterre. Professeur de philosophie, éditorialiste, Alain serait le premier intellectuel moderne ouvrant la lignée des Sartre et des Foucault. Ce n’est pas forcément faux ; c’est en tout cas vite dit. C’est oublier ainsi d’autres figures de l’intellectuel qui marquèrent le siècle dernier ; on pense à l’écrivain engagé, à Bernanos, à Malraux. Et que dire de Zola ? Fallait-il aussi que Thierry Leterre porte un jugement aussi rapide sur l’engagement de Bergson au point d’écrire que ses « convictions […] s’arrêtent dans l’escalier qui le mène à sa chaire du Collège de France » (p. 255) ? C’est faire peu de cas de l’engagement de Bergson pendant la Première Guerre mondiale que les travaux du regretté Philippe Soulez ont si bien mis en évidence. L’intellectuel français ne se réduit pas à l’image du philosophe engagé, détaché de toute appartenance partisane, s’en tenant à sa seule conscience. Christophe Prochasson a bien montré, il y a déjà une quinzaine d’années, l’émergence de l’intellectuel partisan dès les années dix, qui ne correspond pas tout à fait au parcours d’Alain et de ses successeurs. Ici, on aurait apprécié une analyse plus historique de l’intellectuel comme figure structurante de l’espace public français.

Pour conclure, on aurait aimé aussi que Thierry Leterre prenne un peu plus de distance vis-à-vis de son sujet, en ne cherchant pas à tout prix à le défendre, ce qui, dans la dernière partie de l’ouvrage peut irriter un lecteur sans doute un peu atrabilaire. Les aspects les moins séduisants d’Alain, notamment son manque de lucidité face à l’hitlérisme, ne discréditent pas, en état de cause, son œuvre. Il est même grand temps qu’on y revienne, car elle constitue une source profonde de ce républicanisme sur lequel se penchent des chercheurs de plus en plus nombreux. Le libéralisme républicain, individualiste mais solidaire – de gauche – et soucieux de la concorde non seulement politique mais également sociale, rebelle face aux pouvoirs, à la bureaucratie, à la dictature des guichets, c’est tout cela qu’Alain incarne et que nous retrouvons dans cette biographie bienvenue.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 26, 2008 : Puissance et impuissance de la critique, p. 170-171.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Thierry Leterre, Alain. Le premier intellectuel, : Paris, Stock, 2006
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article144