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Georges Sorel, Essais de critique du marxisme et autres études sur la valeur travail

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Georges Sorel, Essais de critique du marxisme et autres études sur la valeur travail, Patrick Gaud (ed.),
Paris, L’Harmattan, 2007

GIANINAZZI (Willy)

En mettant à la disposition du public français l’un des meilleurs livres de Georges Sorel, paru en Italie en 1903, Patrick Gaud a réussi là où, à sa fondation il y a vingt-cinq ans, la Société d’études soréliennes, à court de financement et freinée par des scrupules scientifiques, a, ma foi, échoué 1. En dépit de quelques réserves que nous allons formuler, il faut donc saluer l’événement qu’est la publication de cet ouvrage.

Ces Essais de critique du marxisme sont un recueil d’articles, révisés, écrits entre 1898 et 1901, au comble de la célèbre controverse autour de la « crise du marxisme ». Sorel a participé au débat en publiant ces articles et d’autres dans des revues socialistes ou scientifiques en Italie, en France et en Allemagne. Entretenant une correspondance avec certains des principaux protagonistes (Antonio Labriola, Merlino, Croce, Bernstein), il développa une conception très originale et ouverte du marxisme.

À son habitude (voir ses Réflexions sur la violence ou ses Matériaux d’une théorie du prolétariat), c’est dans une éclairante introduction à l’ouvrage que Sorel livre le fond de sa pensée. Il se dit convaincu qu’il ne faut pas chercher chez Marx une doctrine, encore moins une dogmatique, mais une philosophie pratique qui élucide et sert « l’action » qui « correspond aux besoins de la vie ». La démarche de Marx produit ce type de « “poésies sociales” sans lesquelles tout mouvement populaire serait impuissant ». « Il faut pourtant bien reconnaître que de tels procédés présentent beaucoup de risques » car « la richesse extraordinaire des mythes, si importante pour nous conduire à l’action, peut troubler notre jugement et nous empêcher de voir les choses dans leur réalité ». Sorel remarque que cela est arrivé au marxisme en Allemagne où les mythes ont viré au dogme et où une théologie a surgi « pour les expliquer » (notre trad.). Prémices d’une théorie de l’action sociale, voilà donc campé un riche programme de recherche que Sorel n’eut de cesse d’approfondir.

Quelques remarques concernant les choix et la qualité de l’édition s’imposent. Commençons par restituer la touchante dédicace qui a malencontreusement disparu : « Je dédie ces pages à la mémoire de MA FEMME ADORÉE qui fut l’initiatrice de mes études sur le socialisme et qui guida pendant toute sa vie mes travaux. » Contrairement à ce qui est annoncé (p. 21), les errata joints à l’édition italienne ne sont pas tous intégrés – ou mal : la fameuse formule, « le socialisme devient, de plus en plus, en France, un mouvement ouvrier dans une démocratie », n’a pas à être modifiée (p. 302). Il est appréciable, en revanche, que Patrick Gaud ait enrichi l’ouvrage par d’autres textes de Sorel : deux études quasi contemporaines (1897-1898) et six recensions de livres de Marx, Labriola et Croce. Il faut toutefois garder à l’esprit que Sorel avait ses raisons, qu’il aurait été intéressant de sonder, pour écarter du recueil ces deux études qui portent exclusivement sur le thème de la valeur-travail, comme d’ailleurs tant d’autres contemporaines traitant du marxisme et de sa « crise ». Quant à l’une des recensions, elle n’aurait pas dû, à notre sens, faire partie du corpus car, datée de 1906, elle relève d’une période ultérieure et différente de la pensée de Sorel.

Une bibliographie des « principaux » écrits cités par Sorel est donnée utilement en annexe. Pour ceux en français, il aurait été infiniment préférable de transcrire les citations originales plutôt que de les retraduire avec le risque gratuit d’approximations. Pourquoi donc ne pas reprendre l’édition française du Capital utilisée par Sorel ? Il est certain qu’il fallait à Patrick Gaud tout le courage qu’exigeait la périlleuse entreprise de retraduire en français une partie de l’ouvrage, le restant pouvant être comparé aux moutures parues antérieurement dans des revues françaises. Dans ce dernier cas, qui se présente pour un tiers des textes, il a suivi logiquement la version en français tout en la collationnant soigneusement avec celle traduite. Tous les écueils n’étaient pas franchis pour autant car il fallait encore décider si les divergences menues étaient dues au traducteur italien ou à des corrections apportées par l’auteur à son ouvrage. On le voit, cette édition en français présentait de singulières diffi-cultés éditoriales.

À celles-ci, malheureusement, s’ajoute la qualité médiocre de la présente traduction. L’introduction, à elle seule, cumule une trentaine d’erreurs. Limitons-nous à pointer, sur l’ensemble du texte, quelques cas gênants. « Processus mixtes (misti) » devient « processus imaginaires » (p. 82), « [dis]simuler » – qui comporte certes un bourdon – devient « stimuler » (p. 215) (avec, aux deux endroits, l’ajout maladroit de notes justificatives), « paradis anarchiste » devient « paradis anarchique » (p. 167), « survivances de l’idéalisme » devient « plus-value de l’idéalisme » (p. 348), « complètement/aucunement » (affatto/non affatto) et « beaucoup » (assai) sont faussement rendus (passim), et enfin un contresens à la première ligne de la page 54.

Par ailleurs, il aurait été utile d’indiquer au lecteur d’aujourd’hui que les italiques en usage il y a cent ans, en italien et en français, signalent quelquefois des expressions impropres et non des soulignements (comme par exemple, « l’hérédité apparente » qui renvoie à l’apprentissage enfantin). Notons enfin qu’un appareil de notes séparé renseigne exhaustivement sur les variantes. Mais il apporte des commentaires pas toujours idoines, ni très informés (comment peut-on parler du Bernstein-debatte et de Sorel tout en ignorant, p. 23 et 263, sa correspondance avec Bernstein publiée dans cette même revue voilà quinze ans ?), parfois même fourvoyants (comme là où Francis et Roger Bacon sont confondus, p. 294).

Ces limites, que nous ne pouvions taire afin qu’un plus grand soin soit apporté à la suite annoncée des Œuvres, ne doivent pas estomper l’effort engagé pour mieux faire connaître au public français ce « vilain petit canard » que naguère Daniel Lindenberg voyait voguer dans la mare hexagonale du « marxisme introuvable ».


1. Mais n’exagérons pas : elle n’est pas restée les bras ballants. André Tosel, qui a dirigé la thèse de Patrick Gaud, croit pouvoir comparer défavorablement l’effort d’édition de la Société d’études soréliennes avec celui de nos amis de la Société d’études jaurésiennes (A. Tosel, « Jean Jaurès et Georges Sorel, les frères ennemis du socialisme français », la Pensée, 352, octobre-décembre 2007, p. 36). Manifestement, il méconnaît ou sous-évalue la masse d’inédits de Sorel que nous avons publiés, soit rien que dans notre revue plus de 700 pages de manuscrits ou lettres à ce jour.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 26, 2008 : Puissance et impuissance de la critique, p. 178-180.
Auteur(s) : GIANINAZZI (Willy)
Titre : Georges Sorel, Essais de critique du marxisme et autres études sur la valeur travail, Patrick Gaud (ed.), : Paris, L’Harmattan, 2007
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article149