Revue d’histoire intellectuelle

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Avant-propos JULLIARD (Jacques)

lundi 21 septembre 2015

Le numéro 12 de Mil neuf cent offre à ses lecteurs deux ensembles originaux, qui présentent la particularité de faire à Georges Sorel la place essentielle qui lui revient dans une revue fondée sous ses auspices, tout en contribuant, selon le nouveau programme qu’elle s’est tracé, à élargir le champ de ses préoccupations.

Soulignant tout le parti que peut tirer l’histoire culturelle de la notion de « réception », telle qu’elle ressort notamment de l’œuvre critique d’Hans Robert Jauss, Christophe Prochasson, dans son article introductif, montre très bien qu’elle permet de dépasser les impasses parallèles de « l’histoire génétique », centrée sur l’autodéveloppement des idées, et de la sociologie des œuvres, fondée sur les conditions de la production culturelle. D’un côté un nombrilisme guetté par la tautologie, de l’autre « la méthode de la grande ceinture » (Péguy), qui ne permet jamais d’arriver au centre... On se bornera à renvoyer ici à l’article de Prochasson, non sans souligner deux choses : d’abord la place tenue ici par de jeunes chercheurs au talent prometteur, pour qui cette publication est une espèce de baptême du feu. Saluons donc ici les articles de Jacqueline Cahen sur la réception de Marx par les économistes français, celui de Catherine Villanueva sur l’étrange rencontre de François Perroux, le grand économiste, avec Georges Sorel, et celui de Géraud Poumarède sur le cercle Proudhon.

Et ajoutons un second mot à propos de ce cercle, dont on me permettra bien de dire qu’il fut particulièrement vicieux tout au long de son histoire. Le cercle Proudhon, c’est le lieu de passage obligé de tout historien qui entend démontrer que le trop fameux « fascisme français » est le résultat des amours incestueuses de l’extrême-droite monarchiste et de l’extrême-gauche révolutionnaire. Le cercle Proudhon joue dans ce fascisme imaginaire un rôle comparable, tout révérence gardée, à celui de la grande pinéale dans la philosophie de Descartes, quant il entend découvrir les traces anatomiques de l’union de l’âme et du corps. Voilà la preuve du complot ! Après lecture de l’article de Poumarède, il ne reste rien de cette généalogie aventureuse. Preuves à l’appui, celui-ci démontre de façon définitive ce que les esprits raisonnables et les historiens sérieux savaient déjà : que le cercle Proudhon, cette éphémère et minuscule taupinière dans le panorama des idées, fut de bout en bout une création de l’Action française pour détourner quelques militants ou intellectuels de leur devoir : cinq au total, dont quatre inconnus, comme des prêtres ou des pasteurs dans une pétition communiste des années cinquante ! Quant à Sorel, il apprit la création du fameux cercle par le journal et n’eut de cesse qu’il ne parvînt à détourner son ami Berth, un moment tenté. Exit donc le cercle Proudhon, ce monstre du Loch Ness de notre histoire intellectuelle récente.

Et venons à Daniel Halévy, ou plutôt aux lettres reçues par celui-ci de Georges Sorel. Après avoir déploré une fois de plus que l’auteur des Réflexions sur la violence n’ait pas gardé les pièces de sa riche correspondance, constatons que les cinquante-cinq lettres qui nous sont offertes ici sont d’un intérêt extrême. Complétées par les précieuses annotations de Michel Prat, elles constituent une véritable chronique de la vie intellectuelle française, et parfois européenne, dans les sept années qui précèdent la guerre, avec quelques compléments au-delà. Elles constituent une documentation indispensable sur les conditions de publication des Réflexions sur la violence et furent déjà réutilisées dans la récente réédition de 1990 au Seuil.

Au-delà, le lecteur trouvera un Georges Sorel remuant, curieux de tout, dissimulant mal derrière son pessimisme traditionnel une véritable passion pour la vie intellectuelle de son temps, et aussi, on le sait moins en général, pour la littérature. Chemin faisant défilent dans ces lettres les noms de Rousseau, Flaubert, Balzac et surtout des grands contemporains, Barrès, le « Lorrain professionnel », Claudel, en qui il voit une sorte d’érotomane bigot, sans parler du sociologue Célestin Bouglé, ce « harangueur de petite ville ». Il y a surtout Péguy et cette émouvante conjuration à laquelle il participe aux côtés d’Halévy et de quelques autres pour imposer Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc à la place qui lui revient dans la littérature française de ce début du siècle.

Une fois de plus est souligné ici le rôle irremplaçable des correspondances dans le commentaire à chaud des œuvres par leurs auteurs. Quiconque voudra s’intéresser à la théologie de la délivrance chez cet agnostique, ne pourra manquer de se reporter à cette lettre du 6 juillet 1907, où en termes souvent plus explicites que dans la fameuse lettre-préface à Daniel Halévy, qui ouvre les Réflexions, il esquisse une théorie du péché originel qui, par certains traits, annonce René Girard.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 12, 1994 : Ce que le lecteur fait de l’œuvre, p. 3-4.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article22
(consulté le 21-09-2015)