Revue d’histoire intellectuelle

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Jean-Numa Ducange : Jules Guesde. L’anti-Jaurès ?, Paris, Armand Colin, coll. « Nouvelles biographies », 2017, 256 p.

par Gilles Candar

lundi 27 novembre 2017

Enfin, une biographie authentique de Jules Guesde ! Jusqu’à présent, il fallait se contenter d’ouvrages militants tributaires de la loi du genre, comme ceux écrits par Alexandre Zévaès ou Adéodat Compère-Morel ou du trop court ouvrage de Claude Willard, paru voici un quart de siècle aux Éditions de l’Atelier. Spécialiste du socialisme français et international, Jean-Numa Ducange écrit un ouvrage réfléchi et informé, allant à l’essentiel avec sobriété et efficacité, plaisant à lire et d’utilisation commode.
L’historien s’appuie sur les travaux de devanciers qui, s’ils n’ont pas abordé la biographie du député de Roubaix, ont néanmoins largement défriché les champs dans lesquels celui-ci inscrit son action : Jacques Droz, Georges Haupt, Madeleine Rebérioux, Jacques Julliard et Claude Willard en France, Robert Stuart et Leslie Derfler dans l’historiographie anglo-saxonne, mais aussi les plus jeunes Julien Chuzeville et Adeline Blaszkiewicz-Maison. Il y ajoute sa connaissance experte du legs idéologique de la Révolution française, du marxisme et des débats sur son interprétation, en France comme en Allemagne et il en offre une vision cohérente. Le livre retrace l’essentiel du parcours politique de Guesde, ses principales interventions et activités, avec l’appareil critique nécessaire : bibliographie, chronologie, index. À ce titre, il remplit au mieux la fonction souhaitée des « nouvelles biographies » dirigées par Vincent Duclert : dresser un bilan clair, précis mais sans vaine prétention à l’exhaustivité, au fait de l’historiographie récente et qui permette de comprendre les principales questions débattues. Il n’est pas inutile, en passant, de le signaler car, après une quinzaine de titres, cette collection s’achève avec le présent volume.
Jules Guesde a longtemps occupé une place singulière dans le socialisme français : organisateur du Parti ouvrier, introducteur du marxisme en France, « apôtre du socialisme », etc. Intellectuellement, il est très contesté, dès le départ et de tous les bords. Jean-Numa Ducange établit un bilan équilibré et convaincant. C’est entendu : le marxisme est simplifié par Guesde, réduit à quelques formules, mais il est efficace, pédagogique et s’inscrit dans le prolongement de la tradition révolutionnaire française. Guesde a été jeune, rayonnant et à la fois un journaliste et un orateur de premier ordre, drôle, féroce et poignant. Il a su grouper autour de lui une équipe suffisamment efficace pour constituer une nouvelle force politique, dotée d’une identité puissante, avec un programme ordonné et compréhensible, solidement implantée dans plusieurs régions.
Guesde éprouve aussi ses limites. La cinquantaine venue, il se répète, se fige presque dans une attitude de refus multiples. Lui qui a été à l’origine de la première Fédération nationale de syndicats ne supporte pas de voir le mouvement syndical s’émanciper et fustige les mauvais élèves de la CGT ou des Bourses du travail. Il donne beaucoup d’importance au combat électoral et à ses conquêtes, mais semble se désintéresser de tout ce qui peut être obtenu par ce biais avant la révolution sociale. Député de Roubaix, il marque sa première législature (1893-1898) par de grandes dénonciations du capitalisme et des réfutations des critiques adverses (Deschanel, de Mun, etc.), mais réélu à partir de 1906, il semble ne plus trop savoir quoi faire de son mandat. Il martèle ses leçons sur l’identité de classe du combat politique, mais du coup passe à côté de bien des batailles politiques, de l’affaire Dreyfus à la lutte contre le danger de guerre. Sans grande reconnaissance internationale, sans vrai prestige intellectuel, souvent malade et fatigué, il est peu à peu marginalisé au sein du parti et de l’Internationale alors que Jaurès et Vaillant s’entendent pour construire un parti socialiste adepte de « l’évolution révolutionnaire » et de l’action totale.
Sa fin de vie est difficile. Ministre des gouvernements de défense nationale de 1914 à 1916, sans activité propre, son rôle symbolique est contesté et semble de toute façon inutile. Il devient une figure du passé, incapable d’intervenir de manière efficace dans les débats entre minorité et majorité, au sein desquelles ses anciens partisans sont nombreux, comme dans les controverses de la reconstruction ou de l’adhésion à l’Internationale communiste décidée à Tours.
Il n’empêche : il a marqué durablement le socialisme français et de Jaurès à Blum tous l’ont reconnu. Nombre de responsables socialistes ou communistes se réclameront de lui (Paul Faure, Marcel Cachin, voire Guy Mollet). La priorité donnée au politique sur le social ou le culturel, avec son investissement décisif dans les combats électoraux, son organisation structurée, surtout le caractère de classe revendiqué par la gauche politique comme fondement et source de légitimité de son action font incontestablement partie de son héritage, vivace au moins jusqu’au début du xxie siècle. La mémoire historique a simplifié et valorisé le souvenir de Jaurès, mais à bien des égards le Jaurès toujours célébré, au moins celui des mineurs de Carmaux, reste inséparable du programme du Parti ouvrier sur lequel il se fait élire…