Revue d’histoire intellectuelle

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Avant-propos JULLIARD (Jacques)

lundi 21 septembre 2015

Cette revue qui se situe à l’entrecroisement du social et de l’intellectuel a toujours fait une place importante à l’art, notamment dans ses rapports avec la société. Notre numéro 21 de 2003, fruit d’un colloque mémorable tenu dans le cadre de la Fondation Singer-Polignac, s’intitulait justement Art et société. Mais d’autres numéros témoignent de cette préoccupation logique, qui est aussi prédilection. Le rôle de la critique littéraire et artistique a été maintes fois abordé, notamment à propos de la réception de l’œuvre (Ce que le lecteur fait de l’œuvre, 12, 1994) ou encore de la controverse (Comment on se dispute, 25, 2007). Aujourd’hui, c’est un numéro entier, dont Sébastien Laurent à eu l’idée et la responsabilité, que nous consacrons à la critique.

À quoi sert la critique ? Il n’est pas évident pour tout le monde que cette question comporte une réponse. Ses contempteurs voient en elle un intermédiaire inutile entre l’artiste et son public. Le critique est un personnage qui dit le beau, qui est le porte-parole du beau, soit en direction du public, soit en direction de l’auteur. Cette fonction d’entremetteur est d’un homme qui fait le nécessaire (Molière), qui consacre ou qui mine les réputations, qui établit les palmarès, qui commande ou interdit que l’on pleure ou que l’on rie, que l’on applaudisse ou que l’on siffle. En surplomb par-dessus les écrivains ou les artistes, il s’érige en souverain juge de quelque chose – la création – dont il est lui-même le plus souvent incapable. Il prétend décider des carrières, de l’affluence dans les salles de spectacle, dans les expositions, les musées et les salles de concert. Rien ne l’irrite plus que de voir le public passer outre à ses oukases. Bien plus : ce renard à la queue coupée prétend décider du panache de celle des autres. Chapelain prétendait dire à Corneille comment faire ses tragédies et Roland Barthes a littéralement dégoûté les romanciers de créer des personnages. Quand Sartre écrit à la fin d’un article célèbre : « Dieu n’est pas romancier, François Mauriac non plus », qui donc est Sartre, sinon le critique, au-dessus de Dieu et des hommes ? Seule la lecture de ses propres romans le ramène à nos yeux à des hauteurs raisonnables.

Quant aux défenseurs de la critique, ils font valoir que les créateurs sont souvent les plus mal placés pour juger leur œuvre. Un célèbre cri-tique littéraire allemand, Marcel Reich-Ranicki, s’écrie : « Les écrivains ne sont pas plus experts en littérature que les insectes en entomologie. » Et Toscanini, le célèbre chef d’orchestre, jette à Maurice Ravel qui lui reprochait son interprétation de l’une de ses œuvres : « M. Ravel, vous ne comprenez rien à votre musique. »

Plutôt que d’ajouter une nouvelle pierre à cette controverse, nous avons choisi ici d’examiner le critique quand il met en relation les trois parties prenantes de l’affaire : l’artiste, l’œuvre et le public. Sa légitimité ne vient pas, ou pas seulement, de l’excellence de son goût et de la sûreté de son jugement personnel. Elle surgit, cette légitimité, de la fonction sociale que lui reconnaît son époque. Sébastien Laurent écrit justement, en introduction à ce numéro, que « la critique s’est elle-même constituée, comme l’opinion publique au XVIIIe siècle, en un tribunal de l’opinion. De l’opinion lettrée, s’entend ».

Il ne s’agit en aucune manière de remettre en cause la liberté souveraine du créateur. Il s’agit de savoir ce que chaque époque fait de l’œuvre. On se méfiera comme de la peste de la tendance d’une certaine critique à sociologiser l’œuvre d’art : la race, le milieu, le moment, selon la trilogie de Taine. En revanche, il est essentiel de donner un éclairage sociologique sur la façon dont une œuvre est reçue. Fût-ce à l’occasion, contre le gré de l’auteur lui-même. D’où le rôle des médias. Dès lors que la critique est publiée dans un journal, auprès d’un public qui pour une part majoritaire ne lit pas, n’a pas lu ou ne lira pas, il change de fonction.

Le déclin contemporain de la critique est dans cette optique une conséquence logique de son conditionnement médiatique. La critique proprement dite fait place à de l’information, à de l’éclairage. Quand l’interview de l’auteur, du metteur en scène ou du chef d’orchestre tend à prendre la place de la critique proprement dite, une page est en train de se tourner. Cette page est peut-être bien, tout simplement, celle de la littérature…

La période étudiée ici, qui va de la fin du XIXe siècle aux années vingt incluses fut incontestablement l’âge d’or de la critique. N’est-ce pas, en partie au moins, parce qu’elle fut, à bien des égards, l’âge d’or de la littérature elle-même ?

S’il est une forme de la critique dont on ne contestera pas ici l’utilité, c’est bien l’histoire littéraire. Au moment d’interpréter les lettres inédites d’Émile Durkheim et Georges Sorel au poète félibre Joachim Gasquet, le risque de faire erreur est grand, si l’on ne connaît pas l’itinéraire de celui qui fut, entre autres, le directeur de la revue aixoise le Pays de France. Celle-ci a joué au tournant du siècle un rôle important dans l’histoire politico-littéraire. Il n’y a pas lieu de soupçonner une quelconque tentation nationaliste, voire antisémite chez les deux hommes au prétexte qu’ils lui prodiguent les compliments, voire les collaborations dans le cas de Sorel. Avant sa période nationaliste, Gasquet a eu une attitude républicaine et dreyfusarde. Il suffisait de le savoir. L’étude de Willy Gianinazzi, qui accompagne la publication des lettres, est une contribution originale à l’évolution des idées philosophiques et politiques de Sorel [1].


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 26, 2008 : Puissance et impuissance de la critique, p. 3-5.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article37
(consulté le 21-09-2015)


[1Nous remercions Elizabeth Fordham pour l’aide précieuse apportée à la rédaction des abstracts.