Revue d’histoire intellectuelle

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Christophe PROCHASSON, Les arcanes du travail intellectuel

lundi 19 novembre 2018

Que font les façons de travailler au travail ? L’organisation du temps et de l’espace, les outils (machines et appareillages conceptuels), les sources d’inspiration (comment naissent les idées ?), l’environnement matériel et humain et tout un ensemble de pratiques placées au cœur du travail contribuent à en définir la nature. La sociologie et l’histoire générales du travail les ont d’ailleurs prises en charge depuis longtemps.
Il en va cependant un peu différemment en histoire intellectuelle, cette dernière plus attentive aux produits finis (les « œuvres-sources », dans la judicieuse terminologie proposée ici par Frédéric Audren) qu’aux modalités de leur élaboration (les « œuvres-épreuves »). Péguy disait que les congrès politiques, qui sont l’un des lieux où l’esprit est à l’œuvre, valaient mieux par « l’élaboration sourde » qui s’y déployait que par les « déclarations officielles [1] ». Ce constat pourrait être étendu sans abus à d’autres formes de congrès, colloques, ateliers ou journées d’études dont la vie savante est remplie.
La quasi-absence de machines complexes et coûteuses ne doit pas induire en erreur. Il existe nombre de « petites machines », parfois très rudimentaires (papier, crayon, boîtes, etc.), voire d’installations ­sommaires (une table de travail, une bibliothèque ou une paillasse), au demeurant indispensables à toute production intellectuelle. Certes, la science érudite des textes, la philologie ou la génétique, ou, dans le domaine des sciences, les science studies sont évidemment très sensibles à la matérialité qui préside à la production des idées, à la réalisation des travaux scientifiques, à l’écriture des textes littéraires ou à la fabrication d’œuvres d’art. La revue Mil neuf cent a quant à elle contribué depuis longtemps à enrichir cette veine d’enquêtes, attentive à cette dimension productive, proche de ce que Jean-Claude Perrot a appelé une « histoire matérielle de l’abstraction » dans un ouvrage qui fit date [2]. Ses livraisons consacrées à l’étude des congrès ou à celles des revues, des correspondances, des controverses, voire son numéro centré sur les mécanismes présidant à la réception des œuvres l’attestent.
C’est dans ce sillage que ce nouvel ensemble d’articles souhaiterait s’inscrire. Il s’efforce d’abord d’ouvrir assez largement la notion de « travail intellectuel » en ne la réservant pas à une catégorie d’acteurs convenue, par exemple les sociologues ou les historiens, les écrivains ou les philosophes. Interroger et décrire le travail intellectuel revient à mettre en question la catégorie de « travailleurs intellectuels » elle-même. C’est donc tenter d’apporter une contribution de plus à l’histoire des intellectuels et à la définition de ce groupe social non par un coup de force dogmatique mais par la description méticuleuse de pratiques auxquelles il est associé.
Dans les pages qui suivent, on appréciera sans doute aussi les continuités ou leurs solutions existant entre « travail manuel » et « travail intellectuel ». À la manière des débats lancés au début du xxe siècle, souvent dans les rangs du syndicalisme révolutionnaire, il convient de mettre en question la séparation canonique entre les deux types de tâches en dégageant notamment la part matérielle du « travail intellectuel ». Les contributeurs de ce numéro ont choisi de s’intéresser à de multiples professions, allant du savant inséré dans le monde universitaire à l’« opérateur » de l’industrie photographique qui alimente de ses clichés l’entreprise dont il est ­l’employé. Savants, artistes et artisans se trouvent ici réunis. Il est certes bien des différences entre eux. Tous n’en font pas moins « œuvres de l’esprit » (la photographie en relève pleinement) en négociant leurs marges d’auto­nomie individuelle et en manipulant diverses « petites machines » matérielles ou conceptuelles.
Comment compte-t-on son temps et l’organise-t-on ? À quel rythme et selon quelles séquences travaille-t-on ? Quelles frontières entre l’activité « professionnelle » et celle qui se rattache à la « vie privée » ? On mesure aussi toute la fragilité de ces notions traditionnelles lorsque l’on s’aventure à y recourir pour répondre à la question posée par ce dossier que vient opportunément conclure une réflexion de Pierre-Michel Menger reprenant la notion naguère avancée par lui de « travail créateur [3] ». Selon ce dernier, il est tout à fait pertinent de faire entrer l’activité créative dans la catégorie du travail. Ce « travail créateur » dispose d’une propriété principale : la gestion de l’incertitude, que celle-ci soit endogène (le créateur ne découvre vraiment son œuvre que parvenu au terme de sa tâche) ou exogène (il n’est jamais certain d’obtenir l’approbation de son public).
D’autres questions surgissent aussi que plusieurs auteurs entreprennent de traiter. Quels rapports à la matière, quels usages de la force, quelle place accordée aux machines ? Quelles sociabilités professionnelles ? Toutes ces questions et quelques autres ont guidé nos auteurs. Tous nous dévoilent des créateurs saisis dans l’acte même de leur « travail créateur », beaucoup moins arrogants, beaucoup moins raides, beaucoup moins péremptoires et surtout beaucoup plus « incertains » que le seul examen de leurs œuvres ne pourrait le laisser penser.
Ce sont les « machines conceptuelles » ou « sensibles » qui organisent avec le plus d’évidence le travail intellectuel. Plusieurs auteurs s’attardent ainsi sur le rôle de ­l’imagination, puissant moteur auquel on doit inventions et découvertes, aujourd’hui rassemblées sous le terme d’innovation. Il serait sans doute utile d’aller un peu plus loin dans la description de ces mécanismes. On devine tout l’intérêt qu’il y aurait eu à convoquer philosophie analytique ou sciences cognitives afin de décrire comment les choses se passent « dans la tête de Durkheim ». Pour sa part, Camille Creyghton ajoute à l’imagination, ressort indispensable à l’exercice du métier d’historien, la densité émotionnelle que celui-ci appelle [4]. Ce n’est pas la moindre surprise qu’elle suscite en étudiant les relations paradoxales que l’un des pères de l’« histoire méthodique », Gabriel Monod, qu’on aurait volontiers dit tout attaché aux seules vertus de la raison, entretient avec la sensibilité de son maître Jules Michelet dont il fut le gardien des archives. Monod accorde en effet à la sensibilité de l’historien un rôle indispensable dans l’accomplissement de sa tâche.
Le cœur, l’imagination et la raison ne font donc pas si mauvais ménage. Les articles de Maddalena Carli et de Marie-Ève Bouillon placent la production photographique et ses usages commerciaux ou scientifiques au centre de leur réflexion. Nous sommes ici aux limites de notre problématique. La première met en évidence la façon dont s’agencent opération de l’esprit et opération matérielle, la méthode et l’action qui en découle. L’anthropologue et psychiatre italien Cesare Lombroso photographie, recueille et catégorise. La photographie lui permet de développer une nouvelle psychiatrie appuyée sur un subtil travail de classement. Classer, archiver, contrôler, mettre en série, distinguer anormalités et anormaux entraînent la pensée sur d’autres rivages [5]. Le « penser/classer », cher à Pérec [6] et aux oulipiens, trouve ici une belle illustration.
C’est la standardisation qui ouvre à la photographie, reproduction mécanique de la réalité, les horizons d’un usage scientifique si bien exploité par Lombroso. Le psychiatre lui ôte ainsi tout statut artistique. Il en va de même lorsque la photographie est considérée comme un simple produit commercial. Ceux qui « prennent » des photographies ne peuvent accéder au rang d’auteurs, encore moins d’artistes, et sont rabaissés à l’état d’« opérateurs » : leur marge de manœuvre, leur créativité sont annihilées. L’opérateur n’a qu’à accomplir la tâche machinale, soumise tout à la fois à des contraintes techniques et à des codes visuels, que leur commandent les industriels qui les rémunèrent. Leur travail est assimilé à celui d’un ouvrier ou d’un artisan. Tel est ce que met bien au jour l’étude que Marie-Ève Bouillon consacre à l’entreprise Neurdein frères. Tel est aussi ce qu’il faut contester.
Un autre point de vue que celui porté sur les « machines conceptuelles » à l’œuvre dans le travail créateur réunit l’ensemble des contributions. Rompant avec l’histoire des idées ou des formes, les auteurs scrutent les bas-côtés de la production intellectuelle, les « copeaux » tombant de l’établi du chercheur, du savant expérimentateur, de l’enquêteur de terrain ou de l’homme de cabinet. Cet angle d’observation imposait une documentation particulière. Frédéric Audren, qui enquête sur la fabrique du droit, s’appuie sur les échanges épistolaires de deux juristes du début du siècle dernier, Raymond Saleilles et François Gény. La correspondance est l’une des sources les plus précieuses qui soient pour qui analyse les échanges intellectuels. Mil neuf cent leur avait d’ailleurs consacré tout un numéro, illustrant l’un des axes de recherche retenu par la revue visant à inventorier les pratiques intellectuelles [7].
Ces lettres où se mêlent les sphères privées et professionnelles attestent, selon Audren, le « caractère douloureux » de leur entreprise doctrinale. À cette aune – la souffrance –, la production du droit relève bien du travail dans son sens étymologique. Aussi passionnés fussent-ils, ces savants au travail n’affichent aucune joie, aucun plaisir, aucune satisfaction. Ils sont à la peine. Leurs échanges débordent de déploration. Celle qui concerne leur santé d’abord, au point qu’Audren présente certaines lettres sous le jour de « ­quasi-bulletin médical ». Saleilles comme Gény sont des corps souffrants, ainsi qu’on le constate d’ailleurs souvent dans les correspondances de ce temps [8] qui permettent d’apprécier la précarité physique dans laquelle vivaient même les plus favorisés. Les maladies sont fréquentes, les constitutions vite fragilisées par un travail intellectuel vécu sur le mode de l’accablement et premier accusé mis au rang des causes de l’épuisement.
La maladie n’est pas la seule ennemie du travail dont elle est en même temps la conséquence. L’extrême fatigue résulte aussi des conditions mêmes du travail universitaire. Quoique dans les premières années du xxe siècle les étudiants ne se comptassent encore que par quelques dizaines de milliers et que la « bureaucratie » universitaire fût rien moins que légère au regard de ce qu’elle put devenir ultérieurement, les deux professeurs de droit se sentent pourtant écrasés par l’organisation des examens et le trop grand nombre de réunions. Le travail académique est ainsi posé comme l’adversaire du travail scientifique, le premier acculant le second à ne pouvoir ­s’accomplir que dans les « trous », ces espaces de temps extraordinaires, presque dérobés à la venvole.
La maîtrise de l’agenda occupe le centre de ce voyage au cœur du travail créateur. La question draine des interrogations relatives à la légitimité et au statut du temps consommé puisque le créateur, seul maître de l’organisation de son travail, doit, à lui seul, hiérarchiser ses tâches selon leur urgence. S’affrontent en effet plusieurs temps, plusieurs légitimités, plusieurs contraintes qui s’emboîtent les unes dans les autres, comme en font état les correspondances se présentant comme l’espace-temps commun aux trois grandes temporalités ? : familiale (privée), professionnelle (publique) et personnelle (créatrice). Leur agencement, toujours complexe, est le fruit de compromis délicats, jamais satisfaisants et, pour cette raison, « douloureux ». Thomas Hirsch montre Durkheim en quête perpétuelle d’un temps qui ne cesse de lui manquer. C’est le capital qui lui fait le plus défaut. Dévoré par la gestion de l’Année sociologique à laquelle il considère qu’il se « sacrifie », lui consacrant un travail « ouvrier » qui envahit ses journées au détriment d’un vrai travail, celui qu’appelle la recherche scientifique, Durkheim s’épuise à organiser son temps.
Ce que montre avec le plus d’éclat l’ensemble du dossier est que le travail intellectuel, en dépit de ses apparences et des poncifs le dénigrant souvent comme activité asociale, n’est pas purement individuel. Il appelle des collaborations plus ou moins intensives et donc une certaine professionnalité. Le cas retenu par Thomas Hirsch est évidemment particulièrement exemplaire pour qui se reconnaîtra dans ce point de vue. Il y étudie les modalités selon lesquelles se structure le travail collectif autour d’une revue, l’Année sociologique, qui réunit, à partir de 1897, sous la forme d’un véritable « clan » (que Célestin Bouglé, l’un des collaborateurs de l’Année, nommait affectueusement le « clan tabou totem »), « l’école sociologique française ». Cette « école » ne rassemblait qu’une petite équipe dotée d’une forte conscience collective comme en témoigne l’usage d’un « nous » exclusif, aux origines de l’unité morale d’un groupe constitué de tempéraments et d’esprits bien plus divers que ne le souhaitait son chef Émile Durkheim.
Ce dernier menait sa troupe avec une autorité peu négociable que raillaient volontiers ses adversaires pointant une logique clanique presque sectaire. Durkheim parlait volontiers de « conversion » lorsqu’il évoquait les nouveaux ralliements à ses thèses sociologiques. Il ne réclamait au demeurant aucune servilité. Il espérait plus simplement que ses travaux personnels fussent à même de féconder l’œuvre de ceux qui le suivaient. Dès lors étaient exclus du collectif les « farceurs » (Dick May ou René Worms), sociologues indépendants ayant renoncé, aux yeux du « clan », à toute exigence scientifique.
Qu’est-ce donc qu’un chef dans le travail scientifique ? À cette question, l’observation de la façon dont Durkheim exerçait son autorité au sein de son périodique apporte quelques réponses dont les résonances contemporaines sont aussi fortes que celles, précédemment signalées, relatives aux tensions entre travail universitaire et travail créateur. Le chef de revue, très interventionniste, ne cessait de rappeler à l’ordre ses collaborateurs, toujours en retard (notamment le neveu Marcel Mauss !), toujours en défaut de rigueur, toujours en faute. La brutalité de Durkheim est à la hauteur de son attente et de son ethos du travail collectif que semblaient sempiternellement trahir ceux qui étaient pourtant les plus proches parmi les siens. Ses admonestations mêlent d’ailleurs les registres privés et professionnels dont les frontières se trouvent brouillées, comme elles le sont dans la correspondance échangée entre Saleilles et Gény. L’Année est aussi une petite entreprise familiale qui n’est pas sans rappeler les formes de l’artisanat traditionnel.
Les résonances contemporaines de ce travail intellectuel « 1900 » ont été soulignées. Comment ne pas conclure sur ce qui a sans doute inspiré souterrainement la rédaction de notre revue au-delà même de la ligne historiographique qui l’anime depuis longtemps ? L’activité de l’esprit, entendue dans son sens le plus étendu, a subi depuis deux ou trois décennies de profondes transformations, aussi bien dans ses contenus que dans ses méthodes de production. Numérisation, globalisation, libéralisation, nouvelles formes de l’individualisme, sont venues percuter les méthodes et les équilibres anciens. Le travail intellectuel du xxie siècle s’éloigne peu à peu d’un modèle né avec l’imprimerie et prolongé jusqu’à la fin du siècle dernier. Rien ne le fera mieux comprendre que les études rassemblées dans ce volume.


[1Charles Péguy, « La préparation du congrès socialiste national », Cahiers de la Quinzaine, I, 2, 20 janvier 1900, in Œuvres en prose complètes, édition présentée, établie et annotée par Robert Burac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1987, p. 340-341.

[2Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique. XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Éd. de l’EHESS, 1992.

[3Voir Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard-Éd. du Seuil, coll. « Hautes études », 2009 (rééd., Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 2014).

[4On trouvera quelques intéressants développements d’ordre général sur ce sujet dans Jacques Revel, Un moment, des histoires, Paris, Éd. de l’EHESS, coll. « Audiographie », 2018, passim.

[5Voir Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (eds.), Penser par cas, Paris, Éd. de l’EHESS, coll. « Enquêtes », 2005.

[6Georges Pérec, Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985.

[7Les correspondances dans la vie intellectuelle : Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 8, 1990.

[8Par exemple ? : Correspondance entre Charles Andler et Lucien Herr, 1891-1926, édition établie, présentée et annotée par Antoinette Blum, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 2002