Revue d’histoire intellectuelle

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Avant-propos JULLIARD (Jacques)

mardi 22 septembre 2015

La question intellectuelle

Depuis quelque temps, les travaux consacrés aux intellectuels se multiplient. La seule année 1990 a vu paraître trois ouvrages de synthèse qui indiquent une tendance et méritent considération. Naissance des « intellectuels ». 1880-1900 de Christophe Charle (Minuit) et une partie substantielle d’une grande thèse d’État qui s’efforce d’expliquer comment, au tournant du siècle, se sont trouvées réunies les conditions scientifiques, culturelles et sociales d’émergence d’un groupe nouveau, à partir de figures qui lui avaient préexisté ; Intellectuels et passions françaises de Jean-François Sirinelli (Fayard), auteur lui aussi d’une grande thèse sur les Khâgnes des années vingt, aborde les mœurs et coutumes de la tribu à travers cette institution spécifique : les pétitions ; Dernières questions aux intellectuels (Orban), sous la direction de Pascal Ory, avec la collaboration de Jean-Marie Goulemot, Christophe Prochasson et Daniel Lindenberg, est une intelligente introduction au problème. Encore n’ai-je pas évoqué ici les travaux plus particuliers, les monographies et biographies qui se multiplient. Notons encore, aux éditions de la Découverte, l’apparition d’une série où l’« avanture intellectuelle du XXe siècle » depuis 1880, découpée en tranches grossièrement décennales, comme naguère la vie économique en cycles Juglar, va trouver son histoire. Notons dans cette série Les années souterraines (1937-1947) de Daniel Lindenberg, qui renouvellent notre vision intellectuelle de Vichy, font justice d’une série d’images déformées de la réalité et montrent comment les années noires de l’Occupation sont profondément enracinées dans le terreau intellectuel de l’avant-guerre : heureuse mise au point qui évite à la fois les effets de manche des procureurs et les précautions de langage des âmes pieuses. Il n’est pas, à son modeste niveau, jusqu’à l’évolution même de Mil neuf cent, avec son sous-titre Revue d’histoire intellectuelle, qui ne témoigne à sa manière des nouvelles orientations e la recherche.

Pourquoi cette évolution ? D’abord et avant tout à cause d’un certain essoufflement, perceptible en France comme à l’étranger (Etats-Unis, Angleterre, notamment) de l’histoire économique. Non que celle-ci ait perdu toute fécondité, toute raison d’être. Bien au contraire. En raison du caractère proprement cannibale des modes intellectuelles dans notre pays, le risque serait de voir brûler cette explication infrastructuriste à laquelle on sacrifiait naguère avec tant d’ardeur. Force est pourtant de constater que la déroute politique du communisme dans l’Europe de l’Est, qui avait du reste été précédée par un fort retrait du marxisme dans les pays occidentaux, a profondément modifié la conjoncture intellectuelle. la tendance serait moins aujourd’hui à décrire les forces contraignantes à l’œuvre dans l’Histoire qu’à repérer l’innovation, la nouveauté radicale de l’événement, sans lesquelles l’histoire ne serait qu’un perpétuel bégaiement, le développement à l’infini d’une sorte de Big-Bang anthropologique. En un mot, nous sommes moins convaincus aujourd’hui qu’hier que ce sont les masses qui font l’Histoire. Autre manière de dire, peut-être que nous ne le souhaitons plus. C’est la manipulation des masses, observe-t-on maintenant, qui a fait du Vingtième ce siècle de fer que nous sommes en train de quitter sans regret. D’où un regain de ferveur pour l’histoire des élites dirigeantes. On se détourne de l’histoire ouvrière mais on se passionne pour celle des entreprises et de leurs chefs. On croit moins à la vertu explicative de la masse des écrits anonymes mais l’on redécouvre la force exemplaire de la parole unique. Certes, Les origines culturelles de la Révolution française de Roger Chartier (Seuil, 1990) doivent beaucoup plus à l’histoire sociale que les « origines intellectuelles » de cette même Révolution étudiées par Daniel Mornet en 1933. Le rapprochement n’en est pas moins spectaculaire ; il était impensable il y a vingt ans. On ne saurait imaginer meilleure illustration du mot de Lucien Febvre, selon lequel toute histoire du passé est fille du présent. « Il n’y a d’hisoire que contemporaine », disait, à sa manière à lui, Benedetto Croce.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 8, 1990 : Les correspondances dans la vie intellectuelle, p. 3-4.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article55
(consulté le 22-09-2015)