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Lectures : Marxisme et élitisme chez les syndicalistes révolutionnaires italiens

mardi 22 septembre 2015

Giovanna Cavallari : Classe dirigente e minoranze rivoluzionarie. Il protomarxismo italiano : Arturo Labriola, Enrico Leone, Ernesto Cesare Longobardi, s.l., Jovene Ed., 1983, 259 p.

GIANINAZZI (Willy)

L’ouvrage de Giovanna Cavallari – auteur, par ailleurs, d’études sur Charles Renouvier et sur Georges Sorel – se propose d’éclairer la contribution du syndicalisme révolutionnaire italien à la tradition libérale et élitiste du pays, ayant chez Gaetano Mosca et vilfredo Pareto ses initiateurs. La démarche n’est pas entièrement nouvelle. Elle est pourtant décapante dans la mesure où elle se donne pour sujet l’itinéraire de trois intellectuels syndicalistes révolutionnaires fornmés plus que d’autres à la culture marxiste : Arturo Labriola, Enrico Leone et Ernesto Cesare Longobardi [1].

L’auteur assemble plusieurs éléments idéologiques qui, selon lui, vont dans le même sens et convergent vers une prise en compte, plus ou moins explicite, des théories de la « classe politique » ou de l’élite, telles qu’elles avaient été formulées par Mosca et Pareto, principalement dans leurs ouvrages respectifs de 1896 [2] et 1902/1903 [3]. C’est en complétant la notion de lutte de classes – rouage premier de l’interprétation marxiste de l’histoire – par une vision structurellement conflictuelle de la société que les trois intellectuels marxistes utilisaient Sorel pour étayer leur critique du socialisme réformiste, voire du parlementarisme. Par ce biais, une convergence se dessinait avec Pareto, attentif à la dynamique sociale et partisan même de l’alternance des élites. Ce faisant, les trois syndicalistes de Naples récupéraient, contre la démocratie parlementaire et égalitariste, la tradition libérale fondée sur la concurrence, le contractualisme, l’individualité et l’antiétatisme. Il en dérivait, eu égard à la scolastique de la Deuxième Internationale, une conception du socialisme très originale, fondée sur le refus d’un projet de socialisation centralisé, bureaucratisé et extérieur aux aspirations des prolétaires. Tout comme pour le libéral-libertaire Francesco Saverio Merlino, le moule de l’expérience méridionale paraît ici déterminant.

L’idéologie du syndicalisme révolutionnaire italien ne manquait pas, d’autre part, de se mourrir de la réaction philosophique de l’époque contre la raison dominante, ainsi que de ces nouvelles théories économiques qui étudiaient aussi l’action de l’individu en se référant à sa motivation inconsciente. Aussi Labriola – le plus attentif du trio à ces nouvelles orientations culturelles – attribuait-il à la volonté créatrice des classes révolutionnaires et aux facteurs émotionnels et idéaux un rôle prépondérant dans la transformation sociale. Le syndicalisme, en tant que « théorie politique », était appelé à expliciter ces instances : il avançait « l’idée de devoir dominer, orienter les masses, en utilisant la psychologie collective et en imaginant des schémas d’action nouveaux et sophistiqués à même de guider les processus de transformation sociale, toujours plus complexes et conflictuels » (p. 109). Le prolétariat organisé s’érigeait ainsi en minorité agissante. Cette théorie était chapautée par la thèse de Mosca, plus générale, selon laquelle tout régime connaît une séparation nette entre les masses dominées et le groupe restreint qui gouverne.

La constatation de la structure inévitablement élitaire du pouvoir et la théorisation des minorités révolutionnaires constitueraint ainsi, selon l’auteur, la contribution originale à la tradition théorique du marxisme italien, fournie par l’approche syndicaliste et, en tout premier lieu, par Arturo Labriola (p. 110).

À notre sens, l’étude de Cavallari est séduisante en ce qu’elle présente – notamment à la suite de Norberto Bobbio qui s’était déjà occupé des libéraux-démocrates « élitaires » tels Piero Gobetti, Guido Dorso et Filippo Burzio [4] – une version de la théorie des élites qui ne se veut pas conservatrice, mais du côté des classes dominées. Cependant, la démarche de l’auteur ne laisse pas de poser quelques problèmes de fond, à la fois méthodologiques et historiographiques.

Suffit-il de déceler des « suggestions à la Mosca », des « analogies singulières » avec d’autres élitistes (p. 163, 25) ou, tout au long du volume, des affinités thématiques pour que l’on puisse légitimement parler d’une « inspiration élitiste » de la part des syndicalistes révolutionnaires (p. 225) ? Il est difficile d’en convenir.

L’auteur remarque que les syndicalistes italiens « s’inspirent de la problématique élitiste, surtout à travers Pareto » (p. 127). Cependant, pour étayer cette thèse, Cavallari ne peut faire appel qu’à l’autorité de Vittorio Racca et de Giuseppe Prezzolini (p. 62-63), c’est-à-dire à un professeur et à un essayiste qui, pour avoir nourris des sympathies pour le mouvement, n’étaient pas pour autant des syndicalistes ; ou, très justement, à l’autorité de Sergio Panunzio, un syndicaliste qui intégra au marxisme les suggestions néo-idéalistes de son temps. Mais pourquoi avoir alors choisi comme modèle trois intellectuels syndicalistes qui autorisent, tout au long du volume, une seule référence, du reste nuancée, directement empruntée aux théories élitistes de Pareto (un opuscule rédigé en 1921 par Longobardi) ? La thèse de l’influence directe exercée par ces théories sur Leone, Labriola et Longobardi ne paraît donc pas suffisamment étayée et demeure très faible.

En revanche, il peut bien sûr y avoir une « assonance entre le syndicalisme révolutionnaire et les théories élitistes » (p. 156) qui traduirait, à défaut d’une influence directe de ces dernières, une convergence d’analyse ou une convergence politique, comme c’était par exemple le cas, à partir des années dix, entre une partie du syndicalisme et le nationalisme. Mais pour que cette convergence ne soit pas simplement nominale ou thématique, en somme formelle, il y a lieu d’éclairer en profondeur l’affinité des démarches.

À ce sujet, le rapprochement que l’auteur fait entre les trois syndicalistes et les théories de Mosca appelle quelques considérations. « Pour ce qui concerne Mosca », écrit Cavallari, « les sympathies des syndicalistes révolutionnaires sont beaucoup moins évidentes » que celles envers Pareto, « mais elles ne doivent pas pour autant être délaissées » (p. 127-128). Or, à la suite, elle ajoute que « Mosca est, dans leurs écrits, toujours l’objet de “réfutations” » (p. 128). Voilà qui amenuise sérieusement le propos de l’auteur. Certes, la remarque n’infirme pas la possibilité, chez les syndicalistes, d’une convergence tacite, voire inavouable, sur des aspects particuliers de la théorie de Mosca. En effet – nous apprend l’auteur –, si ceux-ci contestent le rôle important que Mosca attribue à l’État, en tant que facteur de progrès politique et social, en revanche, ils utilisent à leur guise certains de ses thèmes, tels la critique du système parlementaire, la place réservée à la psychologie pour comprendre les transformations de l’histoire et surtout la division entre dirigeants et dirigés (p. 128, 221). Nous pouvons délaisser les deux premiers points, car ils ne fondent pas la spécificité de la théorie de Mosca et se retrouvent d’ailleurs aussi chez d’autres auteurs auxquels les syndicalistes font référence (par exemple, Sorel). Ils ne sont d’ailleurs pas au centre de la démonstration de Cavallari. C’est donc le troisième point, la constatation de la soumission d’une majorité par une minorité au pouvoir, qui constituerait l’apport essentiel de Mosca (et de Pareto) à l’élaboration syndicaliste de Labriola, Leone et Longobardi.

Mais ce postulat n’est-il pas pour des marxistes, voire même pour des non-marxistes, une banalité ou presque ? Pareto avait déjà remarqué, en 1906, « que le principe selon lequel c’est la minorité qui gouverne est connu depuis longtemps et c’est un lieu commun qui se trouve non seulement dans des œuvres scientifiques, mais même dans des productions exclusivement littéraires » [5]. Quant à Marx, bien qu’il n’eût pas développé une théorie complète du pouvoir politique, il était tout aussi convaincu que, dans les sociétés de classes, le pouvoir étatique appartient, de façon plus ou moins directe, à une fraction de la société, la classe dominante. Nous serions tenté d’affirmer, avec Bobbio, que ce genre de remarques descr1ptives, qui met en exergue la composition sociologique minoritaire du pouvoir et que l’on trouve avec des formules différentes tant chez Marx que chez Mosca et Pareto, relève, indépendamment de son adhésion à la réalité, plus du jugement de fait que du jugement de valeur : il n’implique pas en soi un choix conservateur ou « progressiste ». Cependant, la façon pour ainsi dire cosmologique d’appréhender une telle assertion n’est pas neutre politiquement : selon qu’on lui attribue une portée naturelle, transhistorique et donc fatale ou selon qu’on la replace dans un contexte historique, les déductions politiques varieront. Cette vision du monde, et les déductions politiques qui en découlent, constituent, à notre sens, le véritable critère qui permet de tisser ou non un lien significatif entre les théories des élites et la vision de Marx et des marxistes. Sur ce plan, l’analyse de Marx ne peut se confondre avec le pessimisme et le fatalisme conservateurs véhiculés par les théories élitistes des deux universitaires italiens, là où, en formulant un programme révolutionnaire, Marx postulait, de façon optimiste, l’abolition de tout État et de tout pouvoir politique. Marx peut donc être rapproché de Mosca et de Pareto par sa descr1ption réaliste, par sa conception machiavélique de la politique, mais, justement, sur le plan du projet politique, les options sont divergentes, voire totalement opposées.

Cavallari, en commentant un article d’Arturo Labriola [6] où, exceptionnellement, il est fait mention de la théorie de la « classe politique » de Mosca, estime que l’auteur s’aligne sur celle-ci, tout en renversant le sens (p. 132-133). Mais, ce faisant il est clair que Labriola ne quitte nullement la tradition marxiste : la constatation du dualisme entre les institutions et la volonté populaire n’implique pas son acceptation fatale, comme chez Mosca. Cavallari a ainsi bien du mal à rapprocher des démarches qui appartiennent à un univers mental et à une tradition intellectuelle si différents.

L’auteur met en avant, chez les syndicalistes, un deuxième volet élitiste qui serait représenté par l’acceptation du principe des minorités révolutionnaires. Bien que Cavallari ne le fasse pas, il nous semble que pour mieux éclairer le substrat culturel et le sens même de cette théorie, il faille faire une distinction préliminaire. Parfois, la théorie des minorités agissantes est exposée comme une théorie des avant-gardes qui comprennent et orientent l’« énergie des masses » (p. 110). Parfois, elle est interprétée comme la formalisation d’un projet visant à élever le prolétariat producteur au niveau d’une nouvelle minorité dirigeante.

Dans le premier cas, le syndicalisme, notamment chez Labriola, est « le guide théorique » des masses et se charge de formuler des « stratégies politiques » (p. 109). En d’autres termes, le syndicalisme serait la minorité d’avant-garde qui incarnerait la conscience des travailleurs. Mais il est à peine nécessaire de rappeler que cette conception qui n’identifie pas immédiatement l’être et la conscience, conjuguée sous les formes les plus variées par des militants aussi différents que – par exemple – l’anarcho-syndicaliste Émile Pouget, le socialiste réformiste Filippo Turati ou le léniniste Amadeo Bordiga [7], loin de relever d’un élitisme repris de Mosca, participe tout bonnement d’une profonde tradition théorique tant marxiste qu’anarchiste. La nature ou la portée élitaire d’une telle conception n’est pas à exclure a priori. Mais, en ce qui concerne les syndicalistes révolutionnaires, il convient de faire la part des choses. Le syndicalisme italien représenta une rupture d’avec la tradition socialiste là où, justement, il tendait à autonomiser l’action syndicale de la référence au parti et au groupe parlementaires socialiste : son « idée-force » était bien l’auto-organisation et l’auto-émancipation des travailleurs. La conscience de classe était alors comprise comme le résultat endogène du mûrissement des expériences de luttes et de l’accroissement des aptitudes techniques et politiques à gérer l’économie. Le syndicalisme révolutionnaire se voulait donc moins une idéologie ou une organisaiton partisane qu’un processus tendanciel du mouvement ouvrier. Ce n’est que sous le coup des premières défaites et déceptions que Labriola, le leader de la première heure, fut amené à réviser cette conception ouvriériste : il invitait ainsi ses troupes à ne pas « oublier que l’œuvre des syndicalistes suppose toujours l’œuvre d’un parti socialiste. Les expériences les plus récentes – pouruivait-il – ont démontré que le mouvement ouvrier n’est pas nécessairement révolutionnaire [...] Il faut imprégner artificiellement le mouvement ouvrier de cette nécessité pour qu’il se propose un but révolutionnaire » [8]. Chez Labriola, le parti devait se borner à la propragande et à l’exécution de missions extra-syndicales. Toujours est-il que Labriola ouvrait la voie à une théorie des minorités agissantes qui ne manqua pas de gagner du terain dans certains milieux du syndicalisme italien. Les partisans d’un parti révolutionnaire syndicaliste restèrent certes minoritaires [9]. Mais davantage de syndicalistes, confrontés à l’avancée réformiste dans les syndicats, allaient jouer la carte de l’élitisme. Il s’agissait néanmoins, nous semble-t-il, d’un choix fait surtout par des intellectuels désormais peu liés à la réalité sociale du syndicalisme. Le problème traditionnel du rapport entre la classe et la conscience était alors résolu de façon activiste et « substitutiste » : « Il n’est absolument pas vrai – écrivait le directeur d’une importante revue syndicaliste au goût esthétisant – que le syndicalisme suppose l’unité du prolétariat. Au contraire, par son caractère intimement énergique, il suppose l’entraînement des masses de la part d’une élite combattive. Plus que viser à l’organisaiton d’un grand nombre d’ilotes du travail, il se préoccupe de voir se contituer vraiment cette poignée saine d’éléments conscients qui devront s’ouvrir la voie par l’astuce et par la violence à travers la forêt capitaliste, à l’instar de l’explorateur avançant dans la jungle africaine avec l’œil égard, les armes chargées et la hache prête à abattre » [10]. Indépendamment de la rhétorique douteuse, il ne s’agissait assurément pas d’une préfiguration de la conception léniniste de l’avant-garde, mais bien d’un élitisme qui traduisait l’aspiration dirigeante de couches sociales petites-bourgeoises et intellectuelles, mal intégrées au système social [11]. Ainsi, la minorité consciente n’était pas l’avant-garde instrumentale et ponctuelle de la classe ouvrière, comme dans la théorie léniniste [12]. Plutôt, elle se posait elle-même en élite dirigeante et escomptait que « la grande masse la suivra et la subira » (Mussolini, 1914). C’est pourquoi, nous semble-t-il, la théorie de l’avant-garde révolutionnaire et la théorie des élites ne peuvent s’identifier. L’adhésion de quelques syndicalistes à l’une et pas à l’autre, voire leur glissement de l’une à l’autre, auraient donc mérité une réflexion particulière.

Par ailleurs, Cavallari expose une deuxième version de la théorie des minorités révolutionnaires, celle qui préconise explicitement la préparation et l’ascension au pouvoir d’une nouvelle élite dirigeante, le prolétariat. Dans cette optique – dit-elle – les syndicalistes recouraient à l’esprit révolutionnaire emprunté à Sorel, à une vision productiviste et corporative qui place le producteur au premier rang de la société et, chez d’aucuns, à la morale méritocratique ouverte aux tentations anti-égalitaires. Pour illustrer la démarche des trois syndicalistes, l’auteur mentionne des écrits qu’ils rédigèrent à des époques différentes, mais comprises entre 1914 et 1931. Pourtant, le sommet de leur « carrière » de syndicalistes-militants se situait bien avant cette période bouleversée. La question des dates n’est pas anodine ; elle pose problème. La formation marxiste initiale de Labriola, Leone et Longobardi leur avait appris que par l’essor du capitalisme les salariés étaient destinés à devenir « la grande majorité absolue de la société » [13]. De même, ils étaient traditionnellement convaincu que « le prolétariat n’est pas la négation du monde dominé par le capital sinon en vue de la négation de la négation qui se prépare avec elle ; ainsi sa lutte n’est pas exclusivement de classe, mais celle de la nouvelle société qui se génère par elle et qui élabore les nouvelles valeurs, éthiques, juridiques et psychologiques au sein de ses propres organes » [14]. Comment les trois syndicalistes ont-ils pu troquer ce marxisme traditionnel contre une conception apparemment opposée qui assigne au prolétariat le rôle de caste dirigeante ? C’est à cette question que nous aurions aimé trouver des réponses. Elle aurait alors exigé une attention particulière aux conditions historiques et aux vicissitudes du mouvement ouvrier auxquelles ils étaient, d’une façon ou d’une autre, confrontés. Or, Cavallari évacue le problème puisqu’elle laisse entendre que leur inspiration élitiste et aristocratique peut être généralisée à toute leur « carrière » intellectuelle et politique. Mais ceci n’est pas démontré, ni ne nous semble démontrable.

Les revers politiques et personnels essuyés par la première génération de dirigeants syndicalistes, très bien représentée par les trois figures choisies par Cavallari, ne purent pas ne pas laisser de traces (nous faisons allusion à la déroute du mouvement syndicaliste, déjà évidente au congrès du parti socialiste de Rome, en 1906, où il fut placé en minorité ; et à la perte de l’auréole et de l’influence de ses cadres intellectuels sur le mouvement lui-même, sanctionée lors du premier congrès national du syndicalisme, à Ferrare, en 1907). Il y aurait ainsi lieu de se demander si la réception des théories élitistes, aristocratiques et activistes de la part des intellectuels syndicalistes n’est pas à mettre en relation avec la désagrégation du mouvement réel et l’isolement intellectualiste grandissant de ses thuriféraires. Déçus par le mouvement auquel ils avaient activement participé, tôt ou tard, ils sombrèrent en effet dans le pessimisme. Ils réintroduisaient la séparation entre le mouvement et la conscience. Plus exactement, celle-ci phagocytait celui-là et s’érigeait dès lors en élite active. Nous avons vu que, dès 1907, Labriola inclinait vers des solutions étrangères à une vision « classique » du syndicalisme. Plus tard, il tablera moins sur la capacité auto-émancipatrice du mouvement ouvrier que sur les vertus réformatrice du ministère du Travail à la tête duquel il avait été nommé en 1920. Leone, écarté et isolé du mouvement ouvrier, comptera à partir des années dix sur l’avènement de la « Morale pure ». Puis, la défaite des ouvriers au lendemain de la guerre et la volonté désabusée de limiter les dégâts par l’institutionnalisation de leurs droits, l’amenèront à invoquer, dès 1924, le rôle de l’État et des élites qui le composent, dépositaires de la Force et de l’Efficacité. Quant à Longobardi, son cas et à part : isolé mais confiant, il finira par adhérer au parti communiste. En fait, « la conception élitiste achevée de la politique et du parti » (p. 206), qui, selon, Cavallari, caractérise son marxisme d’après-guerre, s’apparente de très près au bordiguisme et au léninisme.

En conclusion, comme Cavallari l’indique pour Labriola, il nous semble que le pessimisme soit un état d’âme premier pour expliquer la dérive élitiste de Labriola et Leone. Ce pessimisme découlait de leur isolement du mouvement syndicaliste (encore que Leone eût formellement adhéré à la centrale anarcho-syndicaliste – Usi – en 1917), du reflux de celui-ci et du mouvement ouvrier en général.

Relevons enfin, qu’en bonne connaisseuse de Sorel, Cavallari admet que le théoricien du syndicalisme révolutionnaire avait pour but de « faire disparaître “la différenciation entre gouvernés et gouvernants” en favorisant dans la société la poussée autonome des forces prolétaires. Sorel apparaît donc moins lié que ses interprètes italiens à la “théorie des aristocraties”, à l’idée de la révolution comme l’œuvre d’une minorité active » (p. 132).


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 2, 1984 : Varia, p. 163-172.
Auteur(s) : GIANINAZZI (Willy)
Titre : Marxisme et élitisme chez les syndicalistes révolutionnaires italiens : Giovanna Cavallari, Classe dirigente e minoranze rivoluzionarie. Il protomarxismo italino : Arturo Labriola, Enrico Leone, Ernesto Cesare Longobardi, s.l., Jovene Ed., 1983, 259 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article56
(consulté le 22-09-2015)


[1Issus de l’université de Naples, ils furent au tournant du sièce les artisans de la renaissance du socialisme local auquel ils imprimèrent un caractère anti-réformiste. Ils approchèrent le marxisme par le biais de Loria mais aussi d’Antonio Labriola. Leone et Arturo Labriola apportèrent une contribution remarquée à ladite « révision » du marxisme. Le premier fut, à Rome, le rédacteur en chef du quotidien du PSI (1903-1905) ; le deuxième conduisit, de Milan, la fraction révolutionnaire, puis syndicaliste, au sein du PSI (1902-1906) ; quant à Longobardi, il en fut à Naples le chef de file méridional (1903-1906). Il quittèrent le parti en 1908. Dès lors leurs itinéraires furent passablement divergents.

[2Gaetano Mosca, Elementi di scienza politica, Rome-Florence-Turin, F.lli Bocca, 1896.

[3Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes, Genève, Droz, 1965.

[4Norberto Bobbio, « Democrazia ed élites » (1962), Saggi sulla scienza politica in Italia, Rome-Bari, Laterza, 1977.

[5Vilfredo Pareto, Manuel d’économie politique (1906), genève, Droz, 1966, cité par N. Bobbio, Saggi..., op. cit., p. 251.

[6a.l., « La democrazia », Avanti !, 25 janvier 1902.

[7Pouget : « Les masses ouvrières sont toujours exploitées et opprimées par une minorité parasitaire [...] Au sein de l’organisation syndicale [...] se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contre-balancer d’abord, et annihiler ensuite, les forces d’exploitation et d’oppression » (« Minorité contre minorité », L’action directe – 1910 –, Toulouse, CNT-AIT, s.d., p. 24) ; Turati prêchant la primauté du parti : « La classe, en tant que classe, politiquement c’est le néant. Pis encore. La classe prolétaire, en tant que seulement prolétaire, c’est-à-dire clase sujette, est, et reste ce qu’elle est, car son état et sa conscience sont modelés sur l’intérêt patronal. Lorsque le prolétariat commence par le comprendre (en règle générale par le truchement de l’enseignement des intellectuels, c’est-à-dire des homme d’une autre classe) [...] ce n’est qu’alors qu’il devient politiquement redoutable » (Critica sociale, XV, 16 août 1905, p. 248). Bordiga, dans le sillon des bolcheviks, parlait « des fonctions révolutionnaires des minorités » incarnées par le parti (« Per la costituzione dei consigli operai », Il Soviet, 11 janvier 1920).

[8Arturo Labriola, « Prologo », Lotta di classe, 5 janvier 1907.

[9L’idée, à laquelle Labriola n’adhéra jamais vraiment, fut abondamment débattue en 1910 à la veille du deuxième congrès national du syndicalisme tenu à Bologne.

[10Angelo Oliviero Olivetti, « Il congresso della dedizione », Pagine libere, III, 1er juin 1909, p. 628.

[11Sur le lien entre les théories et les aspirations élitaires, et les couches sociales moyennes et intellectuelles, cf. Eugenio Ripepe, Le origini della teoria della classe politica, Milano, 1971.

[12« La forme d’organisation [du parti] est pour Lénine indissolublement liée à la prévision de la proximité de la révolution. » Par ailleurs, « il va de soi que le plus grand et le meilleur parti du monde ne peut pas “faire” la révolution » (Georg Lukacs, Lénine, Paris, EDI, 1965, p. 53, 56).

[13Enrico Leone, Il sindacalismo (1906), Milan-Palerme-Naples, Sandron, 1907, p. 48.

[14Enrico Leone, Il neo-marxismo. Sorel e Marx, Bologne, Sindacato Ferrovieri, 1922, p. 14