Revue d’histoire intellectuelle

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Sarah AL-MATARY, Emmanuel JOUSSE, Les Langues de l’internationalisme ouvrier

samedi 25 décembre 2021

Quelles langues se pratiquaient au sein des mouvements ouvriers ? L’horizon transnational des « damnés de la terre », largement revendiqué dès le milieu du XIXe siècle, rend la question à la fois massive et insaisissable. Dans une certaine mesure, le présupposé que les prolétaires n’ont pas de patrie les délie en effet de tout particularisme local – la langue au premier chef. En 1910, au Congrès socialiste international de Copenhague, la diversité idiomatique semble intégrée au décor, si l’on en croit le compte rendu officiel : « La salle est […] décorée de bannières rouges portant en quatre langues, danois, allemand, anglais et français, des inscriptions résumant le programme de la Socialdémocratie internationale. » Cette diversité est considérée par les militants, Édouard Vaillant par exemple, comme « un signe admirable, pour l’esprit qui anime les mouvements ouvriers, que l’on soit parvenu, malgré [l]es difficultés, à organiser une telle démonstration, à laquelle parlent des orateurs de toutes les nations1 ». Les « difficultés », d’ailleurs essentiellement matérielles, seraient levées grâce aux progrès en matière d’apprentissage, de transports, et grâce au développement plus ou moins informel des métiers de la ­médiation linguistique. Mais, l’idiome du pays d’accueil mis à part, se dessine la prévalence du français, de l’anglais et de l’allemand (graphiés dans le même alphabet), majoritairement utilisés à la tribune des congrès durant tout le siècle. Des « orateurs de toutes les nations » s’expriment donc, soit, mais pas toujours dans leur langue…
L’idéal d’une classe universelle laisse théoriquement au second plan une réflexion sur la diversité des langues, sans considération pour les contraintes pratiques. Le témoignage d’un observateur un tant soit peu extérieur, Francis de Pressensé – alors dans ses « années libérales2 » – dévoile l’envers du décor. Assistant pour la Revue des Deux Mondes au Congrès de Londres en 1896, il décrit le « brouhaha infernal » de cette « nouvelle tour de Babel » où le public peine à rester attentif et où « les traducteurs, ahuris, effarés, doivent, dans le tumulte, saisir le sens de ce qui se dit, revêtir immédiatement la pensée ainsi perçue d’une forme appropriée et concise dans une autre langue, et reproduire sur le coup un discours à moitié compris ». Il conclut : « Notre civilisation doit encore s’accommoder de cet état : il n’y a plus de langue universelle, et il n’y a point encore de langue cosmopolite3. » Le français, qui avait remplacé le latin dans les relations diplomatiques, est notamment concurrencé par l’anglais, et une part des travailleurs espèrent que leur désir commun d’émancipation puisse se dire dans une langue vierge de dominations : le volapük séduit moins que l’espéranto qui, de ce point de vue, s’appa­rente à un « latin des ouvriers ». Très utilisé, notamment dans les milieux anarchistes – bien au-delà des frontières européennes –, il ne permettra néanmoins pas l’unification des mouvements ouvriers. L’écart entre les déclarations d’intention et les pratiques apparaît dès lors qu’on constate que, localement, la structuration des collectifs se fait volontiers par groupes de langue. Ainsi, dans le Paris du premier XXe siècle, « la fougue même avec laquelle les ouvriers juifs [étrangers] proclamaient leur solidarité internationaliste, de toute évidence afin de minimiser leur organisation en sections de langue yiddish, semble traduire leurs réactions vis-à-vis des critiques du mouvement ouvrier français à ce sujet. Le protectionnisme et la xénophobie, s’ils sont davantage l’apanage de la petite ­bourgeoisie que de la classe ouvrière, n’étaient pourtant pas inconnus chez certains ouvriers et syndicalistes français4. » L’aspiration internationaliste se heurte aussi longtemps au fait que, hors des élites, peu de militants parlent une langue étrangère. Même les derniers avatars de la mondialisation n’ont pas fait tomber toutes les barrières : en 2002,
Pierre Bourdieu comptait encore, parmi « les obstacles à la création d’un mouvement social européen unifié, […] les obstacles linguistiques, qui sont très importants, par exemple dans la communication entre les syndicats ou les mouvements sociaux – les patrons et les cadres parlent les langues étrangères, les syndicalistes et les militants beaucoup moins5. »
L’étude de la diversité des langues au sein des mouvements ouvriers pose des questions à la fois intellectuelles, sociales et politiques. Dans quelles conditions matérielles la communication est-elle assurée entre militants et organisations des diverses régions du monde ? À travers les filtres de l’interprétation et de la traduction, quels mots d’ordre, quelles références, quelles représentations passent d’une langue à l’autre, et comment ? La langue, en encadrant formellement une prise de parole, peut aussi fonder une prise de pouvoir, établir une position d’influence dans les mouvements ouvriers : s’il existe dans l’internationalisme une hiérarchie entre les langues nationales, régionales, et les accents, ne creuse-t-elle pas l’écart entre les intellectuels et la base ? Comment les militants ouvriers font-ils usage de leur langue et de celle des autres, dans la lutte sociale qu’ils livrent ou dans les controverses qui les divisent ? Les mobilisent-ils à des fins aussi pratiques que stratégiques, comme Jean Jaurès lorsqu’il s’adresse en occitan aux mineurs de Carmaux en 1892 ? Quels espaces (lieux d’exil ou de voyage, prisons, partis, syndicats, écoles), quelles structures (maisons d’édition, librairies, Bureau socialiste international, Komintern, Intourist), quels supports (périodiques, brochures, tracts, bibliothèques) servent la diffusion des langues étrangères au sein des mouvements ouvriers ?
L’usage politique des langues a été étudié, entre autres, à partir des transferts culturels6, pour des épisodes comme la Révolution française, où la fabrique de la citoyenneté suppose l’unification linguistique de la communauté nationale7 ; mais la question n’a pas été posée pour les mouvements ouvriers du mitan du XIXe siècle à celui du XXe siècle, certainement en raison de la difficulté à rassembler les sources pour écrire cette histoire. La diversité des langues ne laisse en effet que des traces éparses, au détour d’une didascalie, d’une note ou d’un sous-titre, la réception dans chaque aire culturelle entraînant souvent in fine un lissage : interprètes et traducteurs rarement identifiés (d’autant moins lorsque ce sont des femmes), circulation matérielle des textes mal documentée, poids de l’oralité que l’historien devine sans jamais pouvoir la mesurer.
Les analyses désormais classiques d’Edward P. Thompson au Royaume-Uni, ou de Jacques Rancière en France8, ont pourtant montré à quel point la conscience de classe tenait en des actes de langage, sans envisager toutefois la diversité des langues en tant que telle. Certains historiens ont poursuivi l’analyse, se saisissant de la langue comme d’un élément d’une identité ouvrière locale9. Mais, souvent, a primé l’intérêt pour la prise de « parole » et les modes d’expres­sion, décrits en termes de « voix10 », à partir de l’ancrage d’origine.
Il est également remarquable que cette histoire sociale des langues ouvrières soit restée sans rapport, ou presque, avec une histoire intellectuelle des idées socialistes, elle-même peu soucieuse des livres, des brochures et des références qui circulent d’une langue à l’autre. Le travail de Jacques Grandjonc, si attentif aux déclinaisons linguistiques du vocabulaire théorique, reste inimité et inimitable11, les analyses de Georges Haupt s’orientant plutôt vers une histoire institutionnelle ou sociale de l’internationalisme ouvrier qui a pris soin de dissimuler la question linguistique12, ce qui peut étonner lorsqu’on sait que Haupt avait pour langues « le hongrois de sa mère ; l’allemand de son père ; le yiddisch des Anciens ; et, au sein de sa Transylvanie natale, le roumain des voisinages », à quoi il ajoutait « toutes les langues euro-américaines : de l’Oural au Pacifique », ainsi que « des notions de serbe et de bulgare13 », de turc et de flamand.
D’une certaine façon, l’histoire des langues au sein des mouvements ouvriers ne croisait pas celle de l’histoire intellectuelle et, dans tous les cas, ces champs ne sortaient pas du cadre des États-nations, sauf lorsqu’ils considéraient les « petites patries ». On comprend, dès lors, l’apport considérable qu’ont représenté les approches d’histoire transnationale, pour penser à nouveaux frais la question des langues et de leurs usages dans les mouvements ouvriers des XIXe et XXe siècles14. L’histoire intellectuelle est plus attentive aux traductions et aux transmissions des textes ou à la dimension matérielle des circulations15 ; l’étude de ces dernières a aussi mis en valeur la question de l’échange des langues16.
Il s’agit d’une réflexion en cours. Les contributions qui suivent visent à délimiter quelques domaines possibles d’une histoire des langues des mouvements ouvriers. La question de la traduction abordée par Emmanuel Jousse et Aurore Michelat, bien entendu, est essentielle, mais elle doit être articulée à celle de la pratique des langues et de la circulation des textes, via les maisons d’édition, comme le montre Marie-Cécile Bouju, ou l’interprétariat, comme l’indique Rachel Mazuy. Enfin, se pose la question des alternatives à ces incompréhensions, celle d’une langue universelle, l’espéranto, examinée par Javier Alcalde, ou d’un traitement littéraire, comme le montre le cas d’Aragon exploré par Sarah Al-Matary. Ces exemples ouvrent des pistes de réflexion, qu’il semble difficile d’articuler en un système d’histoire politique des traductions. Mais en esquissant, par des études de cas, ce qu’a été la pratique des langues dans l’inter­nationalisme ouvrier, le lecteur pourra en déduire les effets réels des langues sur les mentalités politiques.


1. « Première séance plénière d’ouverture, dimanche 28 août », in Huitième Congrès socialiste international tenu à Copenhague du 28 août au 3 septembre 1910. Compte rendu analytique publié par le secrétariat du Bureau socialiste international, Gand, Volksdrukkerij, 1911, p. 45-46, et discours de Vaillant, ibid., p. 69.
2. Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme. Un intellectuel au combat, Rennes, PUR, 2004, p. 65.
3. Francis de Pressensé, « Le congrès socialiste international de Londres », Revue des Deux Mondes, CXXXVII, septembre 1896, p. 143.
4. Nancy L. Green, « Éléments pour une étude du mouvement ouvrier juif à Paris au début du siècle », le Mouvement social, 110, janvier-mars 1980, p. 56.
5. Pierre Bourdieu, texte lu lors d’une rencontre à Athènes en mai 2001, ensuite publié sous le titre « Pour un savoir engagé » dans le Monde diplomatique, février 2002, p. 3, et, sous le titre « Les chercheurs & le mouvement social », dans Interventions (1961-2001). Sciences sociales et action politique, Marseille, Agone, 2002, p. 469.
6. Michael Werner (dir.), Politique et usages de la langue en Europe, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2007.
7. Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois. L’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1975 ; Jean-Luc Chappey, Virginie Martin, « À la recherche d’une “politique de traduction”. Traducteurs et traductions dans le projet républicain du Directoire (1795-1799) », la Révolution française, 12, 2017, sur : journals.openedition.org ; Jean-Luc Chappey, « Politiques de langues et questions nationales sous la Révolution française », Revue française d’histoire des idées politiques, 48, 2018, p. 13-39.
8. Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Éd. du Seuil, 2017 [1963] ; Alain Faure, Jacques Rancière (eds,), La parole ouvrière. 1830-1851, Paris, La Fabrique, 2007 [1976] ; Jacques Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du monde ouvrier, Paris, Fayard, 2012 [1981].
9. Benedict Anderson, Language and Power : Exploring Political Cultures in Indonesia, Ithaca, Cornell University Press, 1990.
10. Sur la parole ouvrière, non réduite aux discours militants, voir notamment Edmond Thomas, Voix d’en bas. La poésie ouvrière du XIXe siècle, traduction des poèmes occitans par Jean-Marie Petit, Paris, Maspero, 1979 ; Jacques Landrecies, Poésie dialectale du pays noir, 1897-1943. Étude linguistique et littéraire, thèse, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1994 ; René Merle, Luttes ouvrières et dialecte. Guillaume Roquille, Rive-de-Gier, 1840, La Seyne-sur-Mer, Société d’études historiques du texte dialectal, 1989 ; Anne-Marie Vurpas, Le carnaval des Gueux. Conscience ouvrière et poésie burlesque, édition critique avec traduction et glossaire des œuvres complètes de Guillaume Roquille (1804-1860) en patois de Rive-de-Gier, Lyon, PUL, 1995 ; Jean Lorcin, Jean-Baptiste Martin, Anne-Marie Vurpas (dir.), Le rêve républicain d’un poète ouvrier. Chansons et poésies en dialecte stéphanois de Jacques Vacher, 1842-1848, Saint-Julien-Molin-Molette, Jean-Pierre Huguet, 1999.
11. Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et déve­loppement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, Paris, Éd. des Malassis, 2013 [1989].
12. Georges Haupt, L’historien et le mouvement social, Paris, Maspero, 1980. On rappellera que le volume Komintern du Dictionnaire biographique « Le Maitron » en ligne est consacré aux militants internationaux.
13. Ernest Labrousse, « Georges Haupt, historien français du socialisme interna­tional », Cahiers du Monde russe et soviétique, XIX, 3, 1978, p. 217.
14. Jean-Numa Ducange, Antony Burlaud (dir.), Marx, une passion française, Paris, La Découverte, 2018.
15. Amaury Catel, Le traducteur et le démiurge. Hermann Ewerbeck, un communiste allemand à Paris (1841-1860), Nancy, Arbre Bleu, 2019.
16. Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Paris, Éd. du Seuil, 2019.