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Bertrand Joly, Déroulède, l’inventeur du nationalisme

vendredi 25 septembre 2015

Bertrand Joly, Déroulède, l’inventeur du nationalisme
Paris, Perrin, 1998, 440 p.

PROCHASSON (Christophe)

Qui aurait des préventions contre le genre biographique, notamment à l’encontre de ces essais qui débutent par la naissance et s’achèvent trop normalement par le décès du personnage étudié, pourrait croire que Bertrand Joly se soit conformé à un exercice convenu et en rejeter l’ouvrage sans autre forme de procès. Une lecture de cette vie de Paul Déroulède, qui ne verrait dans le travail considérable de Bertrand Joly que l’illustration de tous les pièges de l’illusion biographique où l’historien tombe, il est vrai, parfois trop facilement, passerait à côté d’un livre fort et important qui révise avec minutie et acuité bien des idées reçues sur l’histoire politique de la fin du XIXe siècle et du début du siècle suivant.
Joly ne fait pas pour autant l’économie de la descr1ption d’un personnage dans la mesure même où l’aspect physique de l’homme et ce que ses contemporains percevaient de sa psychologie contribuèrent à lui fabriquer un profil, en accord avec son projet politique. Le « légendaire déroulédien » s’appuie beaucoup sur l’acteur politique au grand nez (à la Cyrano, son contemporain, interprété par Coquelin, un proche de Déroulède, qui fut non seulement l’interprète de Rostand mais, deux ans plus tôt, en 1895, celui de Déroulède, auteur d’un Messire Du Guesclin), légèrement boiteux, forte voix, admirateur de Musset et de Victor Hugo. Lui-même aspira d’ailleurs à la carrière des lettres, digne et fidèle neveu d’Emile Augier, cousinant vaguement avec les frères Tharaud, qui, après l’avoir pris de haut, en firent un de leurs grands hommes.
Bertrand Joly sait peindre avec rigueur et bonheur un personnage qu’il nous révèle, sans le moindre souci de le réhabiliter, très éloigné de l’horizon du préfascisme. Au moins pour deux raisons fondamentales : Déroulède n’a jamais cessé d’affirmer un attachement sans faille à la République (même s’il préfère une version « plébiscitaire » où le président de la République serait élu au suffrage universel, à son actualité « parlementaire ») et s’est toujours méfié des royalistes comme des bonapartistes avec lesquels il put pourtant passer quelques compromis surtout au beau temps du boulangisme ; ensuite parce qu’il s’est toujours montré rétif voire hostile à l’antisémitisme en dépit de quelques glissades toujours provisoires et surtout aux mauvais jours de l’exil des années 1900-1905.
Il faut souligner le remarquable sens historique dont fait preuve Bertrand Joly, toujours à l’affût des pièges de l’anachronisme, notamment dans le domaine de l’histoire des idées politiques. Il refuse ainsi d’avoir recours à une catégorie politique pour qualifier la doctrine d’un acteur politique si celle-ci ne correspond pas aux coordonnées culturelles qui l’encadrent dans un moment donné. Le chapitre 8 qu’il consacre tout entier aux idées politiques de Déroulède est une vraie leçon d’histoire politique qui met fin avec force à tous les amalgames dont certains historiens de la période ne se sont pas privés dans les dernières années. De Zeev Sternhell à Pierre Birnbaum, ils sont fort bien discutés par Joly. Quitte d’ailleurs à se livrer aux expériences du comparatisme, c’est la Ve République qu’évoque le projet constitutionnel déroulédien plutôt que le régime de Mussolini ou l’Etat français du maréchal Pétain qui n’eut au demeurant aucune tendresse particulière pour un personnage déjà très oublié.
Car cette biographie de Paul Déroulède est aussi un livre à thèse. Non bien sûr pour ou contre Déroulède. Mais l’ouvrage affiche clairement des choix historiographiques défendus avec une remarquable force de conviction. Cette étude est ainsi une contribution importante à l’histoire de l’antisémitisme fin-de-siècle, comparable et d’ailleurs non sans rapport dans ses conclusions avec l’excellent livre qu’Antoine Compagnon a récemment consacré à Ferdinand Brunetière [1].
L’histoire de l’antisémitisme ne peut s’écrire, dit en substance Joly, qu’en référence au système de valeurs en cours dans le moment considéré. Si les antisémites de la fin du XIXe siècle, à commencer par Maurras, considéraient Déroulède comme un obstacle, si lui-même s’opposa toujours à l’antisémitisme politique, refusant de rallier le mot d’ordre « À bas les juifs » qu’adoptaient ses propres partisans durant l’affaire Dreyfus, peut-on lui accorder cet épithète sur la seule base de quelques phrases, d’ailleurs exceptionnelles ? Déroulède eut ses préjugés contre les juifs, sans doute devenus aujourd’hui inacceptables : il n’en fit jamais une politique.
Il convient enfin de dire que le livre de Bertrand Joly s’évade de l’enfermement biographique. Je n’ai jamais eu le sentiment, comme on le ressent souvent dans les biographies, de voir le monde rapporté à la dimension d’un seul homme. Cette étude porte autant sur le cas Déroulède que sur l’histoire de la Ligue des Patriotes pour laquelle nous manquait l’équivalent de ce que nous avait proposé autrefois Jean-Pierre Rioux pour la plus flamboyante Ligue de la Patrie française [2]. À ce niveau encore, Joly apporte beaucoup grâce à la précision de son travail. Conservateur aux Archives nationales, l’auteur, à l’encontre du fétichisme de certains historiens face aux archives, sait que celles-ci ne révèlent jamais la vérité toute nue. Il en fait en revanche un usage remarquablement fin, non positiviste, notamment dans le cas des archives policières, sources fondamentales lorsqu’il s’agit d’apprécier l’importance et la nature de ce que fut la Ligue des patriotes. Bertrand Joly montre fort bien que celle-ci ne fut jamais un mouvement de masse, interprétation pourtant si utile à la thèse sternhellienne du préfascisme, cette fois-ci, bel et bien morte et enterrée. La Ligue des patriotes fut cependant une arme décisive dans des moments historiques importants : le boulangisme ou l’affaire Dreyfus.
S’il était une qualité fondamentale à souligner dans ce livre d’apparence classique, c’est précisément qu’il ne l’est point. Ou plutôt qu’il le deviendra bientôt tant il constitue une réflexion importante sur l’usage des catégories en histoire politique. Lecture faite, c’est toute l’histoire politique des débuts de la IIIe République qui sort rafraîchie. On comprend enfin ce que trop d’analyses internalistes habituellement nous voilent.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 17, 1999 : Intellectuels dans la République, p. 170-173.
Auteur(s) : PROCHASSON (Christophe)
Titre : Bertrand Joly, Déroulède, l’inventeur du nationalisme : Paris, Perrin, 1998, 440 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article59


[1Antoine Compagnon, Connaissez-vous Brunetière ? Enquête sur un antidreyfusard et ses amis, Paris, Ed. du Seuil, 1997.

[2Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la patrie française, 1899-1914, Paris, Beauchesne, 1977.