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Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre
[Paris], Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2000, 272 p.

THIERS (Éric)

Publié dans une prestigieuse collection, cet ouvrage fait figure, à la fois, de livre bilan et de manifeste. Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, codirecteurs de l’Historial de Péronne, présidé par Jean-Jacques Becker, nous offrent, en effet, la synthèse d’une décennie de travail, fruit d’une aventure intellectuelle ayant, en France, peu d’équivalent.
Depuis sa création en 1992, l’Historial de Péronne (et non le mémorial, la nuance est de taille) propose une approche radicalement novatrice de la Première Guerre mondiale, fondée sur une démarche compréhensive de ce conflit. Non que la Grande guerre ait été délaissée par les historiens depuis quatre-vingts ans. Bien au contraire. Mais trop longtemps, l’histoire du premier conflit mondial est demeurée aseptisée, sans prise directe avec la réalité de ces cinq années de violence inédite. Certes on évoquait les millions de morts, de blessés ; on parlait de Verdun, de la Somme ou des Dardanelles. Mais derrière ces bilans et ces mots, ne transparaissaient ni le poids des souffrances, ni le paroxysme de la violence, ni l’intensité des engagements au cœur de ce conflit. À cette histoire convenue s’est ajoutée une mémoire – par nature – sélective. La « rage de l’historiquement correct », qui aujourd’hui sévit, n’a-t-elle pas ainsi conduit, à Craonne, à rendre récemment hommage aux mutins de 1917, les élevant de la sorte implicitement au rang d’uniques héros et victimes du conflit au mépris d’une réalité historique évidemment moins univoque ? Cette sorte d’humanisme dont on fait assaut, de tous bords, indispose manifestement les auteurs de cet ouvrage, à bon droit. La Première Guerre mondiale ne doit pas rester un événement lisse, soumis à la morale et à la bonne conscience, avec pour point d’orgue l’image des poilus, victimes innocentes des intérêts des élites politiques, intellectuelles et économiques, lâchement bellicistes. Ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui l’école de Péronne s’emploie, avec énergie, à tordre le cou à cette histoire sans histoires.
Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker posent la question primordiale qui, à bien y réfléchir, ouvre sous nos pieds un abîme. Pourquoi les Européens ont-ils consenti pendant cinq années à endurer ces souffrances, à mourir et à voir mourir leurs proches sans se révolter ? C’est à travers le concept aujourd’hui bien établi de « culture de guerre » – c’est-à-dire « un corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable système donnant à la guerre sa signification profonde » – que les auteurs suggèrent d’aborder le premier conflit mondial. Présentant ainsi les résultats de travaux entrepris depuis plusieurs années, notamment par les membres du centre de recherche de l’Historial, au fil de nombreux ouvrages et séminaires, les auteurs s’attachent à trois thèmes transversaux : la violence, la croisade et le deuil.
S’appuyant sur un paradigme fort, qui peut cependant prêter à débat – la guerre est avant tout un acte culturel – ils montrent que la violence qui s’y déploie n’est pas un acte gratuit, de pure bestialité. Elle s’alimente, au contraire, de représentations, de valeurs parfois positives. Pour les auteurs, le regard porté sur cette violence doit échapper au puritanisme traditionnel des historiens. Sans voyeurisme, cette histoire nécessaire nous contraint à regarder en face les souffrances endurées mais aussi celles infligées. Car si les soldats de 14-18 furent des victimes, ils furent aussi des assassins.
Les civils ne furent pas les derniers à subir ce déchaînement violent et ce n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage que de s’attacher longuement et précisément au sort des territoires envahis et occupés, aux déportés, aux otages… Les auteurs n’hésitent pas d’ailleurs à s’engager en notant, par exemple, – le fait est avéré – qu’il « existe une dimension spécifiquement allemande des déportations de femmes » pendant la Première Guerre mondiale. En contrepoint des débats engagés naguère autour des thèses développées par Daniel Goldhagen, il faut saluer la volonté de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker d’établir les faits et de montrer en quoi ils peuvent se rattacher à une histoire et à une culture spécifiques, sans jamais tomber néanmoins dans une logique a-historique de dénonciation et sans se laisser aller à un déterminisme culturel niant la liberté et la responsabilité individuelles.
Le consentement à la mort des Européens de 1914 demeure cependant largement une énigme. Pour lever un coin du voile, les auteurs proposent de mettre en lumière la dimension eschatologique du conflit qui prit des allures de croisade. Ce messianisme, strictement religieux ou bien républicain, a constitué l’un des plus puissants moteurs de mobilisation dans ce conflit. Dès 1914, se met en place une véritable théologie de la guerre où les intellectuels jouent un rôle essentiel et complexe. Se livrant à la propagande, ils fixent les horizons d’attente de tout un peuple en forgeant l’image de l’ennemi, perçu comme barbare. La radicalisation de la haine est patente, même si elle n’emprunte pas toujours la forme du racisme, comme semblent le suggérer les auteurs, et prend des chemins détournés, souvent plus subtils. La démobilisation des peuples après 1918, n’en sera que plus douloureuse.
Mesure-t-on aussi réellement ce que fut le poids du deuil éprouvé par des sociétés entières ? Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker établissent que les « cercles de deuil » ont, en fait, couvert toute la communauté nationale. Avec beaucoup de sensibilité, en adoptant une échelle microhistorique, les auteurs montrent à quel point la commémoration collective des morts et le travail individuel de deuil ne peuvent se conjuguer. Il en est demeuré un chagrin éternel pour des millions d’Européens dont on saisit encore mal les conséquences.
Au total, c’est à une réflexion dure, sans concession mais proprement humaine, que nous convient cet ouvrage. Regarder la société en guerre dans les yeux, fouiller sa réalité, son inconscient, n’est-ce pas là le moyen le plus sûr d’en saisir l’horreur ? Car soyons honnêtes, la guerre est fascinante ; elle nous révulse et nous attire. Comprendre ses structures, ses ressorts, ses pièges est encore la meilleure voie pour ne pas se laisser aller à l’aimer.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 18, 2000 : Eugénisme et socialisme, p. 219-221.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre : [Paris], Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2000, 272 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article68