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Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1879)

samedi 26 septembre 2015

Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1879),
Ivry-sur-Seine, Ed. de l’Atelier, 2008, 383 p.

DAGAN (Yaël)

Le problème qui occupe Jennifer Pitts dans ce livre est la prise de position des penseurs libéraux du XIXe siècle dans le débat sur la colonisation. Concernant ce problème de philosophie morale et politique, elle présente une étude classique faite dans la tradition anglo-américaine de l’history of ideas, se fondant sur les écrits de célèbres philosophes pris sous l’étiquette du libéralisme dans un sens assez large, commençant par l’économiste écossais Adam Smith et terminant par le Français Alexis de Tocqueville. Dans l’intervalle, elle analyse des textes de Burke, Bentham, Mill père et fils, puis, côté français, Diderot, Condorcet, Constant et Desjobert.
L’argument principal organisant l’ouvrage est le suivant : dans la pensée libérale, à propos de l’empire colonial et de sa justification morale, il y eut un tournant majeur au cours du siècle étudié par l’historienne. Le tournant « impérial » s’opéra très précisément autour de 1830, affirme-t-elle. À première vue, et au moins au regard de l’échantillon étudié, impossible de ne pas s’en convaincre. Aussi bien côté britannique que côté français, on voit clairement une mutation de la pensée libérale qui, après avoir été, à la fin du xviiie siècle, franchement anti-impériale, se transforme et aboutit, avec les écrits de John Stuart Mill et Tocqueville, à une défense ferme de la domination européenne outre-mer.
Jennifer Pitts réunit des capacités remarquables. Maîtrisant son corpus jusqu’au moindre détail, elle ne sacrifie pas pour autant une vue globale et ne lâche jamais l’articulation d’une problématique bien définie. Ce souci d’exactitude et de rigueur dote le texte d’un aspect un peu scolastique, mais les mérites de son travail sont considérables : elle fait le tour de la question à propos de ses auteurs et offre une vision cohérente d’un processus historique à l’échelle d’un siècle. La précision de son discours est de plus très bien rendu en français grâce à une excellente traduction.
Sur le plan de la connaissance, il me semble que cet ouvrage bouleverse quelques idées reçues, au moins en ce qui concerne un public de non-spécialistes à qui le volume s’offre d’une manière tout à fait accessible. Ainsi Adam Smith, plus connu comme le père de l’économie libérale et l’idéologue du libre-échange, apparaît comme un véritable défenseur des droits des peuples opprimés et comme un critique impitoyable de la domination impériale. De même, le conservateur Edmund Burke, ennemi juré de la Révolution française, se révèle comme l’ennemi non moins farouche de l’impérialisme britannique et de ses méfaits, aussi bien au regard des colonisateurs que des colonisés. Le revirement « impérialiste » se produit au passage de la pensée encore universaliste de Bentham à ses disciples, James Mill et son fils John Stuart Mill, qui, selon Pitts, détournent la pensée utilitariste de ses origines anti—coloniales et transforment le libéralisme en une machine de guerre idéologique justifiant la violence coloniale. Les deux derniers chapitres retracent une évolution analogue en France. Tocqueville y est désigné comme celui qui trahit l’héritage anti-impérial légué par Diderot, Condorcet et Constant. Les admirateurs de l’auteur de La démocratie en Amérique, qui contient de sévères critiques à l’égard de la violence des colons blancs contre les Amérindiens, resteraient perplexes à découvrir Tocqueville justifiant la conquête de l’Algérie. On ne résiste pas à la tentation d’une citation, particulièrement dure, qui illustre le cynisme et la cruauté d’un Tocqueville par ailleurs si sensible aux libertés et respectueux de la personne humaine. Défendant les razzias tristement célèbres du maréchal Bugeaud, Tocqueville déclara : « J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. » (P. 242.)
À propos de cette « lucidité », Jennifer Pitts insiste longuement sur la comparaison entre les positions de Tocqueville et de son contemporain britannique J.S. Mill. Tous deux furent assurément « colonialistes », mais avec des accents et des justifications fort différents. Tocqueville avait le mérite d’être le plus cynique certes, mais le moins hypocrite. Conscient de la dimension violente que comportent la conquête et l’exercice de la domination coloniale, il ne prétendit jamais que celle-ci pût servir l’inté-rêt des peuples colonisés, alors que l’idée d’une colonisation salvatrice fut centrale dans la pensée de J.S. Mill, convaincu que le progrès imposait le devoir, pour les nations européennes, de civiliser les peuples arriérés. C’est une différence intéressante et qui contredit l’image convenue d’un colonialisme français universaliste opposé à l’impérialisme britannique économique et pragmatique. Le poids de la conviction dans la « mission civilisatrice » du colonialisme à la française ne doit donc pas être exagéré. C’est au moins ce que le cas Tocqueville nous suggère.
Sur la portée plus générale de l’ouvrage, il convient de noter le bouleversement du cadre temporel traditionnel. Tout d’abord, les bornes chronologiques allant de 1770 à 1870 défient la coupure si ancrée de la grande Révolution. À partir de ce cadre, on découvre la date clef de 1830. Pourquoi cette année-là ? Pour la France, ce moment correspond à la campagne d’Algérie, suivie de sa conquête. Pour son voisin outre-Manche, il n’y a pas réellement un événement majeur, mais on note la prise en main de la Compagnie anglaise des Indes orientales par le gouvernement britannique, et donc le renforcement de l’emprise de l’État dans la gestion coloniale. N’oublions pas que les deux penseurs qui illustrent le revirement impérial ont été impliqués politiquement. John Stuart Mill, sans jamais se rendre dans les colonies britanniques, fut un haut fonctionnaire à la Compagnie des Indes ; Tocqueville devient en 1839 député de la Manche, siège qu’il conserve jusqu’en 1851, période pendant laquelle il multiplie les interventions sur l’Algérie.
Comment ces deux penseurs pouvaient-ils défendre l’impérialisme avec son cortège d’atrocités tout en affirmant par ailleurs des valeurs libérales ? L’hypothèse d’un aveuglement dû à une absence de catégories de jugement propre à notre période est écartée. L’étude de Jennifer Pitts montre bien qu’il ne s’agit pas d’une prise de position naturelle pour la pensée libérale, mais, au contraire, d’une rupture avec les pères fondateurs de ce courant. La « bonne conscience coloniale » ne serait donc pas l’héritage des Lumières, mais, au contraire, une déviation. Par ailleurs, l’auteure refuse de voir dans la défense du colonialisme « l’essence cachée » du libéralisme venue à maturation tout d’un coup vers 1830. Elle préfère considérer les deux positions, anti- ou pro-coloniales, comme deux développements possibles issus de ce courant.
Pourquoi donc un tel regard colonial vers 1830 ? Difficile de répondre à partir du seul corpus étudié, l’historienne étant contrainte d’émettre des hypothèses. Elle suggère ainsi que la « bonne conscience coloniale » pourrait être l’expression d’une consolidation d’un sentiment de supériorité de la civilisation européenne d’une part, de la diffusion d’une grande angoisse d’autre part. La première attitude, développée en particulier par J.S. Mill, fournit une justification morale à la colonisation, la seconde, repérée notamment à propos de Tocqueville, conduisit à l’adoption du projet colonial pris en tant qu’instrument de régénération nationale et comme remède contre les dangers de la démocratie. Ces hypothèses paraissent plausibles, mais je ne suis pas sûre qu’elles soient pleinement satisfaisantes, d’autant plus qu’elles se contredisent entre elles : la « bonne conscience coloniale » serait donc née à la fois d’un excès et d’un défaut de confiance de la civilisation européenne ? Ne faut-il pas revenir sur le constat de « tournant », afin de le nuancer quelque peu ? Jennifer Pitts reconnaît que lorsque Burke s’exprime contre l’impérialisme britannique, il n’est certes pas isolé, mais ses échecs successifs prouvent qu’il est à contre-courant. À l’inverse, Tocqueville avait à sa gauche des adversaires, tel Desjobert, mais que l’auteur présente comme le tenant d’une position, à cette époque, marginalisée. Difficile, à partir d’un corpus aussi restreint, de conclure sur de larges mouvements d’opinion. En revanche, l’étude présente montre, et avec beaucoup de finesse, toute la complexité, la diversité de points de vue et l’incohérence qui caractérisent la pensée libérale sur l’impérialisme au cours du xixe siècle.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 27, 2009 : Pensée coloniale 1900, p. 205-208.
Auteur(s) : DAGAN (Yaël)
Titre : Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1879), : Ivry-sur-Seine, Ed. de l’Atelier, 2008, 383 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article166