Revue d’histoire intellectuelle

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Avant-propos JULLIARD (Jacques)

lundi 21 septembre 2015

Avec ce numéro s’achève la publication de l’importante correspondance (cent soixante-quatre lettres au total) adressée par Georges Sorel à son ami Édouard Berth. Cette quatrième partie couvre les années 1918-1922 : c’est un Sorel malade, vieilli, encore plus pessimiste qu’à l’ordinaire, qui s’y manifeste. Avec la Première Guerre mondiale qui tire à sa fin, c’est un monde qui s’achève : le sien. Il a une conscience aiguë que ce sursis dans sa vie fait de lui un homme du passé. N’est-il pas remarquable que les dernières péripéties de la guerre soient à peine présentes dans ses lettres, sinon à travers leurs conséquences sur son travail intellectuel, pourtant ralenti ? Mais Sorel n’a rien perdu de sa lucidité, ni d’une combativité dont plusieurs de ses contemporains ont précédemment fait les frais : Jaurès, ou même Lagardelle. Désormais, c’est Maurras qui est sur la sellette, un Maurras dont il ne cesse de souligner les erreurs d’appréciation ou l’étroitesse de vues. Comme s’il voulait définitvement effacer la complaisance passagère qu’il a eue pour l’Action française. Tenons compte du fait qu’il s’adresse à son ami Berth qui sera resté plus longtemps que lui – et plus profondément – sous l’influence des doctrines du nationalisme intégral. On verra qu’il n’hésite pas à le tancer pour se voisinage compromettant : voyez, par exemple, les lettres 135 et 136. D’autant plus que tout au long de ces années d’après-guerre qui le conduisent à la mort, Sorel suit avec une sympathie passionnée les débuts de l’expérience bolchevique. Certes, il se plaint du manque de documentation, mais tout au long de ces lettres, le lecteur se convaincra que l’« Apologie pour Lénine », placée en annexe à la quatrième édition des Réflexions sur la violence (septembre 1919) n’est pas un texte isolé, mais un nouvel état – le dernier – d’une pensée ardemment attachée au déchiffrement du présent.

L’achèvement de cette publication nous permet de rendre un ultime hommage à Pierre Andreu qui, en compagnie de Michel Prat, a assuré l’annotation de ces lettres. On lira en complément les remarques de Francesco Germinario, à propos de la correspondance de Sorel à Agostino Lanzillo (1909-1921) : 142 pièces, dont on donne ici un échantillon remarquable : une célèbre lettre autobiographique du 20 février 1910, qui n’avait jamais été publiée en entier. On ne peut qu’adhérer à la formule de Germinario : « Le problème des rapports de Sorel au fascisme (...) n’est pas à confondre avec ceux du fascisme avec Sorel » : on ne saurait mieux dire.

Nous sommes heureux de publier dans ce même numéro la contribution d’Ernest Coumet, éminent spécialiste d’histoire des sciences. Avec l’autorité qui est la sienne, il authentifie la contribution de Sorel à la réflexion sur l’épistémologie scientifique de son temps, à travers notamment des comptes rendus qu’il a donnés d’ouvrages de Pierre Duhem, Henri Poincaré et Édouard Le Roy. Repérant au passage les contributions d’Ernest Sorel, frère de Georges, polytechnicien lui aussi, à la Revue générale de critique et de bibliographie française, Ernest Coumet nous donne à réfléchir sur les liaisons transversales qui existent alors entre « littéraires » et « scientifiques ». À cause de sa double formation, Sorel était naturellement prédisposé à ce rôle de « passeur ».

On lira encore, sous la plume d’Antoine Savoye, la première étude d’ensemble sur Paul de Rousiers, sociologue de la tradition leplaysienne, qui a fait du syndicalisme un des objets privilégiés de son enquête sur la société moderne.

Encore un mot : le numéro 6 des Cahiers Georges Sorel sera sans doute le dernier à paraître sous la forme qu’on lui connaît. Conformément à un projet dont nous avions déjà entretenu nos lecteurs, projet qui a reçu l’approbation de la dernière Assemblée générale de la Société d’études soréliennes, nous entendons élargir notre investigation à l’ensemble de la vie intellectuelle au tournant du siècle. Un tournant largement conçu, allant des lendemains de la Guerre de 1870-1971 à la veille de la Guerre de 1914. Pour manifester cette ambition nouvelle, nous envisageons, à partir du n° 7, de paraître sous le titre de Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle. Une telle démarche implique un élargissement progressif de notre épquipe et le passage, dès que possible, à une période bisannuelle. Nos lecteurs seront, bien entendu, les premiers informés de ces transformations qui visent à la fois à combler un vide et à mieux répondre aux orientations actuelles de la recherche historique. Mais bien entendu, la présente revue restera le lieu privilégié des études soréliennes. L’actuel titre sera maintenu comme sous-titre, et nous continuerons la tâche que nous nous sommes assignés d’emblée : rendre compte des relations complexes entre un homme et une époque.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 6, 1988 : Sorel et la pensée scientifique au tournant du siècle, p. 3-4.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article17
(consulté le 21-09-2015)