Revue d’histoire intellectuelle

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JULLIARD (Jacques), PROCHASSON (Christophe). Avant-propos

lundi 26 décembre 2016

Avec ce numéro 34 (2016) de Mil neuf cent prend fin la fonction de directeur de la publication que j’ai assumée depuis le premier numéro, c’est-à-dire depuis 1983. La rotation des générations est la loi de toute entreprise humaine. Elle vaut aussi pour les revues. Cette décision, fruit d’une décision unanime, me donne l’occasion de remercier le Comité de rédaction, les lecteurs, et plus généralement tous ceux qui ont contribué à la réussite et à la pérennité de la revue, pour leur participation, leur soutien et leur amitié.

Une revue digne de ce nom se doit d’être à l’image de la République telle que la définissait Michelet : une grande amitié.

C’est pourquoi je salue avec joie et confiance l’accession à la responsabilité que j’ai si longtemps occupée d’un homme à qui Mil neuf cent doit déjà beaucoup, mon ami Christophe Prochasson.

Si j’ai lieu de me sentir fier de quelque chose, en regardant le travail accompli, c’est de l’indépendance absolue de Mil neuf cent, à l’image du penseur et du personnage historique qui a été à l’origine de l’entreprise, c’est-à-dire Georges Sorel.

On dira que c’est bien la moindre des choses, s’agissant d’une revue scientifique. La grande diversité des sensibilités politiques, philosophiques et spirituelles qui existe entre nous a été sans cesse pour nous une source d’enrichissement, jamais, à aucun moment, de conflit ou seulement d’affrontement. Nous avons toujours tenu à rester indépendants vis-à-vis des autres mais aussi de nous-mêmes, critiquant nos grands hommes, à commencer par Georges Sorel lui-même, chaque fois que cela nous a paru nécessaire. Indépendants enfin de l’Université, qui est notre milieu nourricier, nous avons tâché d’en refléter la rigueur, jamais la bigoterie, comme on dit en anglais. C’est pourquoi, au pays de Gustave Monod et d’Ernest Lavisse, d’Ernest Labrousse et de Fernand Braudel, nous avons toujours voulu faire à Charles Péguy sa part. S’il est quelque chose qui nous a toujours unis et qui continuera de nous unir dans l’avenir, c’est la liberté de l’esprit.

Jacques Julliard

Inclassable Mil neuf cent

Dans l’histoire des revues, deux types de changements en marquent les plus fortes césures : l’un concerne le titre, l’autre la direction. La septième livraison des Cahiers Georges Sorel, publiée en 1989, adopta le nom de Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle. La Rédaction avait ainsi pris acte d’une évolution de la ligne éditoriale, déjà suivie depuis plusieurs années, conduisant notre périodique annuel à s’ouvrir à une étude de la vie intellectuelle qui dépasse le seul cas sorélien et son environnement immédiat. Tel fut signalé un premier infléchissement.

Le second vient tout juste de se produire, le 15 octobre dernier, au domicile de notre amie Marie Laurence Netter qui nous abrita pour l’occasion. À ses côtés, se trouvaient, parmi d’autres, trois membres-fondateurs de la première Rédaction des Cahiers Georges Sorel qui avait lancé la revue grâce au reliquat financier du grand colloque Sorel de mai 1982 : notre directeur Jacques Julliard, Jean-Luc Pouthier et Michel Prat. Tous les quatre, auxquels il convient d’ajouter Shlomo Sand, avaient entrepris en 1983 une aventure éditoriale qui se poursuit depuis avec une vaillance jamais démentie.

Trente-trois ans ! Bel âge pour une revue ! Certains y verront peut-être un symbole, un clin d’œil malicieux de Jacques Julliard qui a décidé de confier les clés de sa petite « PME » à un successeur. La rédaction s’est ralliée à sa proposition qui était de me les remettre. Comment ne pas céder à cette si amicale confiance d’une équipe allante et toujours prête à préparer le « numéro suivant » ? Car il faut y insister, aux marges de l’Université, éprise de liberté, fervente de solidarité, notre revue est d’abord une coopérative intellectuelle où l’on ne pratique qu’un seul commerce : celui des idées.

Les revues, même les plus académiques, disposent toujours d’un esprit. Les plus religieux d’entre nous diront une « âme ». Et le terme conviendrait assez bien à notre périodique qui n’a jamais fait mystère de son inclinaison péguyste. Après tout, Sorel fut son premier « maître » (si tant est que les animateurs de Mil neuf cent puissent accepter d’avoir un « maître ») et celui-ci fut longtemps celui de Péguy (la parenthèse vaut aussi pour ce dernier !).

Quelle est donc l’âme de Mil neuf cent ? Elle obéit évidemment à une trinité. D’abord la pluralité. Les prosopographes les plus rigoureux en feraient sans mal la démonstration à partir de l’observation d’un Comité de rédaction qui a toujours su évoluer depuis 1983 en étant fidèle à ce principe. Les âges, les formations, les disciplines, les méthodologies, les métiers et les institutions, les opinions ont toujours été en son sein des plus contrastés. Cette diversité fait évidemment la richesse d’une revue qui n’a jamais voulu se fixer la moindre ligne, n’a jamais prétendu être une école, a toujours laissé la porte ouverte.

Second terme de la trinité : l’indépendance. Elle se déduit de ce qui précède. Pour être plurielle, la revue se devait de garantir son indépendance absolue : indépendance financière qui, mêlant aides de l’État, appuis d’institutions et ventes en ligne ou en librairie, lui a assuré une tranquillité économique qu’on lui envie parfois. Indépendance intellectuelle et scientifique qui lui permet de ne pas dépendre de procédures trop lourdes ou de modes intellectuelles qui pèsent parfois sur la vie des revues. Indépendance politique, enfin, sur laquelle il n’est pas utile d’insister tant elle va de soi. La revue s’est beaucoup penchée sur l’histoire intellectuelle de la gauche en mobilisant le savoir d’auteurs issus de tous les horizons idéologiques.

Le souci de l’innovation est le troisième terme. Il serait plus juste de dire : la hantise des routines. À peine née, la revue affirmait qu’elle était prête à mourir dès lors que ses rédacteurs estimeraient la tâche accomplie. Il fallait rester vivant et ne point décliner. Il fallait lucidité garder et savoir s’arrêter lorsque les imaginations seraient épuisées. Jacques Julliard l’écrit dans son premier éditorial de 1983 : « N’étant pas là pour entretenir une flamme, si ce n’est celle de la curiosité scientifique, l’Association et la Revue tiendront leur tâche pour terminée le jour où leur apport sera épuisé. » Ainsi, au troisième numéro, commença-t-on à se dire que Sorel ne serait pas le « capital » durable de la revue. On s’ouvrit. Trente ans plus tard, les imaginations sont loin d’être fatiguées. Le décret est tombé : nous poursuivons notre route ! J’ai parlé d’âme. Et certains pensent que l’âme est éternelle.

Pas de ligne donc mais des principes moraux. Car que sont d’autres les termes de cette trinité : pluralité, indépendance, innovation ? Nous voici de retour vers la sensibilité péguyste dont la minorité active de Mil neuf cent sait décidément se faire entendre, négligeant la rupture de 1912 entre Sorel et le gérant des Cahiers de la Quinzaine !

On aurait cependant tort de s’en tenir à cette présentation un peu sentimentale. Mil neuf cent est une revue très référencée dans les travaux savants. Et nous nous en flattons. Ce référencement, nous le devons non seulement à la qualité et à la notoriété de nos collaborateurs, mais aussi au programme scientifique qui organise souterrainement notre coopérative. « Programme scientifique » est un terme d’ailleurs bien pompeux. « Curiosité scientifique » lui préférait Jacques Julliard en 1983. Peut-être même pourrions-nous dire tout simplement « curiosité ». C’est déjà beaucoup.

Cette indomptable curiosité nous a conduits à nous concentrer sur trois grands domaines de recherche. Encore une trinité ! Au moment où une nouvelle page de notre revue se tourne, il n’est pas impertinent de rappeler ce discret filigrane.

La revue est née aux rivages soréliens. Elle prolonge d’abord les travaux érudits qui contribuèrent à donner aux années quatre-vingt les attributs d’une ère sorélienne, moment de redécouverte (internationale) d’un penseur méconnu et parfois maudit, traînant une mauvaise réputation de double inspirateur de Lénine et de Mussolini, au moment même où le libéralisme triomphait. Le Sorel que l’on redécouvrit était bien loin de ces caricatures sommaires. Grâce à des enquêtes fouillées et de nouvelles découvertes documentaires, les Cahiers Georges Sorel et tous ceux qui depuis trente ans, par des livres, des articles ou des thèses, accompagnent notre périodique qui n’a jamais perdu son sous-titre, contribuent à nous faire mieux connaître l’auteur inclassable (comme la revue qui en est le vecteur privilégié !) des Réflexions sur la violence. Ces travaux ou ces pépites archivistiques, nous continuerons à les accueillir, comme nous l’avons fait dans la si pénétrante livraison 32 (2014) entièrement consacrée à un « Sorel méconnu ». Toujours méconnu ou, pour mieux dire, mystérieux, « énigmatique » aurait sans doute écrit François Furet…

Découlant de cette « curiosité scientifique », un autre appel a engagé la Rédaction à s’intéresser à l’histoire intellectuelle de la gauche entendue au sens large et inscrite dans un vaste horizon doctrinal et idéologique. Certains numéros sont même allés au-delà de cette frontière en explorant des « histoires intellectuelles » peut-être moins convenues. Parmi celles-ci, le dernier numéro dirigé par Olivier Cosson proposant une audacieuse histoire intellectuelle du fait militaire relève bel et bien de cette propension de notre revue à intervenir là où on ne l’attend pas. La thématique du numéro présent illustre ce volet du programme qui est sans doute celui qui réunit le plus entre eux les membres de la première génération de la Rédaction, tous passionnés d’idées et de débats.

Reste le troisième axe qui n’est pas le moins important et peut-être même le plus innovant au regard de l’historiographie des trente dernières années. En changeant de titre en 1989, les Cahiers Georges Sorel ont souhaité se positionner dans une histoire intellectuelle alors en pleine efflorescence. Les discussions faisaient rage entre partisans d’une sociologie historique des intellectuels, historiens des idées, théoriciens de l’histoire culturelle ou du « retour de l’histoire politique ». Mil neuf cent s’est installée sur un secteur alors peu fréquenté : l’histoire des pratiques intellectuelles. Elle fut ainsi parmi les premières à proposer des dossiers sur l’histoire des revues, celle des correspondances, des congrès, de l’enquête voire des controverses. Ces études n’ont pas vieilli et demeurent aujourd’hui des références toujours actives.

Derrière l’inaltérable bonne humeur qui préside à l’élaboration de la revue, dans les coulisses ignorées des lecteurs que sont les réunions de la Rédaction dans la si envoutante bibliothèque du Musée social, il y a donc beaucoup de sérieux et de cohérence intellectuelle. Est-il besoin de dire que le changement de direction, s’il correspond à un changement de personne, n’est en rien un changement d’orientation ? D’abord parce que – il faut le marteler – Mil neuf cent est une œuvre collective en dépit de la forte empreinte personnelle que lui a imprimée Jacques Julliard. Nous tenons tous à la conserver. Elle demeurera, comme l’âme de la revue, dont l’ancien directeur restera d’ailleurs un membre actif et même un peu privilégié.

Quel avenir donc ? Être fidèle à un passé si riche ne doit pas revenir à le contempler les bras ballants et à se complaire dans l’autosatisfaction. À l’encontre de toute son histoire, la revue s’assoupirait et finirait par s’éteindre. Tout en respectant les trois grands axes structurants de ces « curiosités scientifiques », le moment est venu de réfléchir à des évolutions qu’appelle un paysage intellectuel et scientifique ayant bien changé depuis le début des années quatre-vingt.

Tenir, rajeunir et ouvrir pourraient donc bien constituer notre nouvelle trinité. Tenir parce que Mil neuf cent est forte d’un bilan scientifique qu’il faut continuer de nourrir selon ses trois axes qui demeurent pertinents. Rajeunir, comme nous avons commencé de le faire, en sollicitant les jeunes chercheurs les plus prometteurs à même de conserver à la revue sa place dans le débat scientifique. Ouvrir enfin avec le souci renforcé de rendre Mil neuf cent plus présente dans le débat public en lui apportant des travaux scientifiques à côté desquels, hélas, ce dernier passe trop souvent.

Mil neuf cent doit surtout rester inclassable. C’est cette singularité qui fait tout son prix.

Christophe Prochasson