Revue d’histoire intellectuelle

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Sophie Cœuré, Frédéric Worms (eds.), Henri Bergson et Albert Kahn.

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Sophie Cœuré, Frédéric Worms (eds.), Henri Bergson et Albert Kahn. Correspondances, préface de Jeanne Beausoleil
Strasbourg-Boulogne, Desmaret-Musée départemental Albert-Kahn, 2003, 156 p.

THIERS (Éric)

Dans cet ouvrage digne d’éloges à tous égards, nous découvrons une correspondance inédite entre le banquier philanthrope Albert Kahn (1860-1940) et le philosophe Henri Bergson (1859-1941). Elle comprend plus d’une centaine de lettres, de mots, échangés entre 1879 et 1893, date à laquelle elle s’interrompt pour des raisons inexpliquées.
Rarement une correspondance aura été aussi intelligemment mise en valeur. Tout d’abord – ce n’est pas négligeable – il s’agit là d’un beau livre ; sa présentation aérée distingue parfaitement la correspondance des autres textes qui l’enchâssent. Le cahier de photographies au cœur de l’ouvrage est lui aussi remarquable. Quel beau portrait que celui, en couleurs, de Bergson posant aux côtés de sa fille en 1917 !
Tout est là pour nous permettre de saisir la portée de cette correspondance et surtout d’aller au-delà tant il est vrai que ces lettres – il faut le reconnaître – ne sont pas en elles-mêmes déterminantes : la préface de Jeanne Beausoleil, directrice du musée Albert-Kahn de Boulogne pendant près de trente années, et surtout les textes du philosophe Frédéric Worms et de l’historienne Sophie Cœuré qui, tout d’abord, nous présentent les deux protagonistes de cet échange épistolaire puis, après les lettres en question, suivent leur parcours respectif. Ajoutons qu’à côté de chaque lettre apparaissent les mentions figurant sur les enveloppes, les en-têtes. Autant d’informations précises qui donnent chair à cette correspondance.
Elle est avant tout celle de deux jeunes hommes dont le parcours dans la vie ne fait que débuter. Bergson et Kahn se rencontrent alors que ce dernier passe son baccalauréat et que le premier, élève à l’École normale supérieure, lui dispense des leçons. Comme l’observe Frédéric Worms, la relation entre les deux hommes est alors dissymétrique au profit du philosophe. Mais peu à peu, notamment lorsque Bergson va solliciter à diverses reprises Albert Kahn, devenu banquier et influent, cette relation va se retourner puis s’équilibrer. Frédéric Worms analyse de manière subtile cette relation de confiance qui repose parfois sur la confidence ; une « relation singulière » écrit-il, pour décrire la qualité de cette amitié.
On suit Bergson dans ses premiers pas de professeur, notamment à Clermont-Ferrand où il écrit son Essai sur les données immédiates de la conscience, publié en 1889. On observe aussi l’ascension fulgurante d’Albert Kahn dans le milieu de la finance où il fera fortune. On s’étonne avec Sophie Cœuré de l’absence de toute mention de l’actualité politique pourtant si riche à l’époque. De même, on ne trouve trace d’aucune référence religieuse chez ces deux jeunes juifs dans une France en proie à l’antisémitisme. On surprend quelques scènes cocasses, comme celle où le 25 décembre 1892, Bergson pourvoit Kahn en squelette pour le prix de 135 francs. On voit aussi un Bergson qui se livre, qui en a « par-dessus la tête » de la charge de travail que lui impose l’enseignement et qui a en horreur la vie de province.
Sophie Cœuré et Frédéric Worms poussent plus loin l’enquête en suivant ces deux hommes bien après la fin de cette correspondance. On voit le poids de la guerre dans l’engagement de ces deux patriotes convaincus de la juste cause française, leur foi aussi en la culture pour surmonter les antagonismes nationaux. En 1922, Bergson est ainsi désigné par la SDN, président de la Commission internationale de coopération intellectuelle, ancêtre de l’Unesco. Kahn poursuit le même but par ses bourses « Autour du monde » créées en 1898 – date à laquelle il fonde d’ailleurs sa propre banque – puis par la société du même nom en 1906 : former des individus à l’humanité. Viendront ensuite les Archives de la planète, cette étonnante aventure consistant à envoyer des émissaires photographier le monde.
Cet ouvrage exhume aussi un texte d’Albert Kahn datant de 1918, Des droits et des devoirs des gouvernements, que Frédéric Worms qualifie de « réflexion tourmentée » sur « l’insuffisance des institutions humaines ». On y voit la convergence de pensée entre Kahn et Bergson à propos de la signification de la Première guerre mondiale : l’affrontement entre une France qui défend le droit, la démocratie, la liberté contre une Allemagne qui ne connaît que la domination brutale de la force.
Albert Kahn disparaît le 14 novembre 1940, précédant de deux mois à peine son ancien maître et ami, qui loin de se convertir au catholicisme comme certains en firent courir le bruit, souhaita « rester du côté de ceux qui seront demain persécutés ». Le temps n’était plus aux espoirs de l’après-1918.
L’idéal de ces deux hommes était d’agir sur le monde réel, concret, portés qu’ils étaient par « le rêve d’une humanité organisée et meilleure » pour reprendre les mots de Bergson. « Je sers le genre humain » déclare, quant à lui, en 1908, Albert Kahn à la presse japonaise. Tous les deux furent fidèles dans leur vie à cet idéal qui transparaît parfois dans ces lettres écrites par deux jeunes hommes, à un âge où tout est encore possible. Dans cette correspondance, on voit apparaître la promesse d’une vie, la promesse de l’aube aurait écrit un certain Gary.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 24, 2006 : , p. 212-214.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Sophie Cœuré, Frédéric Worms (eds.), Henri Bergson et Albert Kahn. Correspondances, préface de Jeanne Beausoleil : Strasbourg-Boulogne, Desmaret-Musée départemental Albert-Kahn, 2003, 156 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article111