Revue d’histoire intellectuelle

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vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Judith Lyon-Caen, La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac,
préface d’Alain Corbin, Paris, Tallandier, 2006

PROCHASSON (Christophe)

« Et remarquez, monsieur, que toutes les femmes aimées par les hommes célèbres s’appelaient Sophie, je voudrais bien m’appeler Sophie. ». Telle est l’une des phrases extraites par Judith Lyon-Caen de l’énorme correspondance, à dominante féminine, reçue par Honoré de Balzac. Enrichie d’une correspondance analogue, bien que plus masculine, adressée à l’autre grand écrivain à succès de la monarchie de Juillet, Eugène Sue, cette source a permis à l’auteure d’aborder, dans une thèse d’histoire du XIXe siècle dirigée par Alain Corbin et dont est issu ce remarquable ouvrage, la redoutable question de la réception de la littérature par un autre biais que le seul examen de la critique.

Sans renoncer à décortiquer avec une rare subtilité les enjeux du discours critique sur le genre romanesque en ces années de grosse production, Judith Lyon-Caen s’est arrêtée sur une pratique mal connue : la lettre au grand écrivain. Pour ce faire, elle a rassemblé deux importants corpus de plusieurs centaines de lettres envoyées à Sue et à Balzac qui lui ont permis de mieux situer la littérature dans la société du xixe siècle. Elle en tire avec un grand talent plusieurs conclusions importantes, tout en proposant des perspectives vraiment nouvelles quant aux relations que l’histoire et la littérature peuvent entretenir. On sait que, le plus souvent, et chez les meilleurs des historiens, la littérature se réduit à l’état d’un reflet, encore que la mode en soit, pour le moment, un peu passée, ou une illustration élégante d’un état social. Judith Lyon-Caen prend, elle, la littérature au sérieux. Elle la place au rang d’une production sociale qu’il convient de prendre en considération au même titre que bien d’autres.

Sa riche problématique ne ravale pas pour autant la littérature au simple statut d’« expression de la société » comme le faisait déjà en son temps Madame de Staël. Le roman, dont l’époque de la monarchie de Juillet fut l’âge d’or, joua aussi un rôle de premier plan dans la production des représentations sociales et contribua à fonder ou à asseoir des identités de classe, de genre, de métier. D’où l’inquiétude de la critique qui condamne le roman comme subversif, immoral, anti-social, comme un agent de division sociale. À n’en point douter, au moment même où la société française devenait peu à peu plus opaque – « on peut résumer toutes les causes du malaise qui tourmente la France en un mot : “La France ne se connaît pas” », écrivait Proudhon en 1844 –, le roman participe des diverses entreprises enquêtant sur la réalité d’une société devenue illisible et contribuant, dans le même mouvement, à sa configuration : enquêtes sociographiques, littérature panoramique et, finalement, correspondance de lecteurs alimentent tous un discours sur le social auquel le roman apporte aussi sa contribution. Il faut ici renvoyer à la livraison de notre revue entièrement consacrée à l’analyse de ce phénomène très perceptible aussi à la fin du xixe siècle (Enquête sur l’enquête : Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 22, 2004).

On aura compris que cette histoire culturelle est d’abord une histoire sociale. Elle s’appuie sur ce que Judith Lyon-Caen appelle avec bonheur une « histoire sociale des individus », cherchant avec succès à dépasser les apories d’une opposition stérile entre société et individus qui fait encore les beaux jours de controverses sans avenir. On apprécie au plus haut point sa méthode et ses sources lorsqu’elle s’emploie à analyser les correspondances adressées aux écrivains dont la mode semble avoir surgi lors de la publication de La nouvelle Héloïse, au siècle précédent.

Ces lettres ne sont naturellement ni le vrai du roman ni même le vrai d’une lecture singulière. Elles sont encore moins le reflet moyen des appropriations des grands textes romanesques publiés sous la monarchie de Juillet. Elles constituent plutôt ce que Judith Lyon-Caen désigne comme une « fiction de lecture » ou, si l’on préfère, une lecture possible.

Écartant toute approche statistique qui n’aurait guère de sens sur de tels corpus, l’auteure n’en montre pas moins que les lecteurs qui s’adressent aux écrivains représentent une remarquable diversité sociologique. On y trouve des duchesses comme de petits artisans. Tous prennent l’occasion du compte rendu de lecture pour venir se raconter et faire état de leurs expériences. L’histoire sociale déployée dans cet ouvrage privilégie l’approche par l’épaisseur des pratiques sociales et renonce à esquisser le schéma abstrait de leurs contours sociographiques. Les morceaux de vie qu’elle saisit nous donnent ainsi du XIXe siècle une vision sensible et intelligente servie par une écriture exceptionnellement bien maîtrisée.

Voici donc le portrait d’une société où se croisent des femmes amoureuses, mal mariées ou délaissées, des artisans, sinon pauvres, au moins engagés sur le chemin de la pauvreté, de jeunes écrivains en mal de reconnaissance. C’est toute la « souffrance du monde », à défaut de sa misère, parfois mise en scène avec une certaine affectation par des correspondants en mal de reconnaissance, qui se donne à voir dans les lettres de lecteurs dont certains purent occasionnellement inspirer les deux écrivains.

Ce beau livre apporte une pierre importante à la riche réflexion actuelle qui prend pour objet les archives de l’intime comme lieux d’articulation entre l’individuel et le collectif. Elle s’inscrit pleinement dans un important renouveau historiographique ayant marqué l’histoire sociale qui ne se contente plus désormais d’une documentation sérielle. Une nouvelle génération d’historiens, dont Judith Lyon-Caen est sans doute l’une des plus brillantes illustrations, s’est emparée d’une archive longtemps négligée par les historiens du social au mauvais motif qu’elle ne se présentait que comme l’écho de singularités. C’est le contraire qui est montré dans cet ouvrage qui invite, avec et après d’autres, à refonder l’histoire sociale sur de nouvelles bases documentaires.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 26, 2008 : Puissance et impuissance de la critique, p. 163-165.
Auteur(s) : PROCHASSON (Christophe)
Titre : Judith Lyon-Caen, La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, : préface d’Alain Corbin, Paris, Tallandier, 2006
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article140