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Françoise Blum (ed.), Les vies de Pierre Naville,
vendredi 25 septembre 2015
Lectures
Françoise Blum (ed.), Les vies de Pierre Naville,
Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007
DAGAN (Yaël)
Douze sociologues, neuf historiens et un scientifique (en neurosciences) ont contribué à cet ouvrage qui porte de multiples éclairages sur « les vies » de Pierre Naville, constituant une somme impressionnante, composée de divers portraits d’un seul et même homme. Qui était-il ? Lecteur curieux depuis le plus jeune âge, héritier d’une grande fortune tant matérielle que symbolique (contribution de Rémy Ponton) ; intellectuel militant, séduit tantôt par le surréalisme, puis le communisme, avant de rejoindre les « trotskistes » (Norbert Bandier, Jean-Jacques Marie, Gérard Roche, Gilles Vergnon, Gisèle Sapiro, Frédérique Matonti et Gilles Morin) ; philosophe matérialiste (Mateo Alaluf, Anne Simonin, Vincent Bloch) ; conseiller d’orientation professionnelle et chercheur au CNRS, deux spécialités exercées durant la seconde partie de sa vie (Odile Henry, François Vatin, Cédric Lomba, Jean-René Tréanton et Lucie Tanguy). Ces aspects monographiques sont complétés par l’étude de la réception de son œuvre (Pierre Rolle et Hervé Serry) qui met en relief sa marginalité dans le « champ intellectuel », un outil d’analyse qui rallie la quasi-unanimité des auteurs du livre.
Au-delà de sa riche et abondante activité intellectuelle (né en 1903, il s’éteint à quatre-vingt-dix ans passés), ce qui justifie la consécration de tant de talent, ainsi que l’élaboration d’une étude relative à un seul intellectuel, est sans conteste ses archives. Après sa mort, en 1993, et dans le respect de sa volonté, ses papiers furent déposés au Cedias-Musée social, décision qui remontait à 1976. Le fonds – cahiers manuscrits, dossier d’archives (comprenant des milliers des lettres émises et reçues), collection d’ouvrages et la partie de sa bibliothèque consacrée à Trotski et au trotskisme – sert évidemment de base documentaire aux travaux liés à cet ouvrage, mais non sans poser de problèmes, entre autres celui de la construction autobiographique d’un homme à partir de ses propres archives. À ce propos, Michel Prat étudie le cas de la correspondance avec Léon Trotski, figure majeure de son itinéraire. S’agissant d’un dossier péniblement réuni au terme d’une longue enquête, la correspondance, exclusivement constituée de photocopies de lettres perdues, n’est publiée avec une introduction de Naville qu’en 1989, aux éditions de l’Harmattan. Au grand dam de l’auteur, elle ne suscite aucun débat. Directrice de publication, Françoise Blum, souligne dans son article-bilan la multitude de « vies » de cet étonnant intellectuel, tout en s’interrogeant sur le gommage de traces d’affect dans son récit autobiographique, qu’il soit abordé dans ses carnets manuscrits ou dans trois ouvrages résolument autobiographiques. « Il y a chez lui absence, en tout cas apparente, de failles et de ruptures. Les petites pas plus que les grandes douleurs, ou celles qui ont dû être telles, n’apparaissent » (p. 312). Cela, conclut Blum, provient très probablement du don de la maîtrise de soi. « Naville, incontestablement, déteste perdre le contrôle. »
Dans ses « conclusions et perspectives », Christophe Charle attaque le problème par un autre biais. Il pose d’abord la question d’une éventuelle appartenance à un type d’intellectuel et lequel. Passant en revue les hypothèses attendues – intellectuel militant, engagé, homme de parti, témoin, éternel dissident – pour les infirmer toutes, Charle nous renvoie à la figure de l’utopiste, « au sens de celui qui a raison trop tôt à l’instar des socialistes du premier XIXe siècle » (p. 337). Si la formule est séduisante, elle souffre d’un certain flou. Que veut dire « avoir raison », et ne glisse-t-on pas vers un terrain moraliste ? Charle suggère aussi que le regard de Naville sur le rôle de l’intellectuel est particulièrement pertinent, voire pionnier, devançant certaines analyses de Bourdieu, de trente ans, rien de moins. Selon lui, « les diverses figures d’intellectuel militant présentes dans le parcours de Naville sont peut-être, en abrégé, l’expérimentation de ce kaléidoscope d’attributs que l’intellectuel devrait détenir pour être à même de penser l’universel » (p. 338). Et il développe cette idée à propos de l’ambition autobiographique de Naville, expression d’un idéal de connaissance rationnelle et critique, à contre-courant d’une majorité d’intellectuels soucieux de léguer à la postérité une trop flatteuse image d’eux-mêmes. Là aussi, la conclusion paraît relever d’un éloge quelque peu excessif. Par ailleurs, la totale retraite adoptée par cet intellectuel qui se veut engagé au moment de l’Occupation, plusieurs fois évoquée sans jamais l’élucider, devrait au moins tempérer une admiration qui d’un coup paraît démesurée. En revanche, il me semble tout à fait juste de souligner combien est fructueuse une histoire intellectuelle construite à partir d’une personnalité non conformiste, vivant toujours légèrement décalée des figures dominantes, et quel que soit le moment historique, n’ayant « jamais connu ni cet accès d’honneur, ni cette indignité ». De même, il semble fructueux d’user de multiples méthodes empruntées à diverses disciplines. Si face à certains types d’interrogation l’individu reste opaque, si son être profond reste inatteignable (et l’étude sur sa femme Denise, traductrice, proposée par Isabelle Kalinowski, n’éclaire pas davantage son intimité), toute la période du xxe siècle politique, social et culturel s’éclaire à travers les rencontres, les commentaires, le regard de Pierre Naville.
L’ouvrage comporte une iconographie – en grande majorité, des reproductions de tableaux peints par Naville lui-même – révélant un véritable talent d’artiste (il avait aussi le don de la musique et de la poésie). L’absence de légendes précises sous ces illustrations est à regretter. Un dossier considérable, contenant des témoignages divers sur sa personne, fait de l’ouvrage un bel outil de travail pour les chercheurs, en même temps qu’il rend hommage à une figure attachante du siècle passé.
Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 26, 2008 : Puissance et impuissance de la critique, p. 173-175.
Auteur(s) : DAGAN (Yaël)
Titre : Françoise Blum (ed.), Les vies de Pierre Naville, : Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article146