Revue d’histoire intellectuelle

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Avant-propos JULLIARD (Jacques)

lundi 21 septembre 2015

À la différence des précédents, le numéro 17 que nous présentons aujourd’hui, n’est pas à proprement parlé thématique : il s’efforce plutôt de refléter la vie intellectuelle au début du siècle à travers des personnages, des institutions, des correspondances qui en traduisent la diversité. Diversité toute relative : entre les hommes et les femmes qui croisent le fer à un moment donné et qui se considèrent comme les plus grands ennemis du monde, naît au fil du temps, au fur et à mesure que ce moment s’éloigne, une familiariré croissante ou, si l’on préfère, un air de famille. Les ennemis d’une époque deviennent des complices pour la suivante.

À plus forte raison quand ils appartiennent, biologiquement parlant, à la même famille ! Certes, les deux frères Halévy à qui l’Histoire a donné une notoriété comparable, Élie et Daniel, n’avaient rien d’ennemis. Au contraire. Mais ils étaient assez différents pour représenter, dans le microcosme intellectuel du début du siècle, deux options différentes. Deux styles de vie aussi, deux réseaux de relations différents. Élie, l’aîné, est un universitaire et surtout un chercheur. C’est essentiellement un homme de gauche, chez qui les griefs à l’égard de la gauche de son temps suscitent périodiquement une tentation de droite. Daniel, le cadet, est un essayiste et un artiste, profondément « réacteur » comme on disait jadis, c’est-à-dire réactif, mais perpétuellement tenté par la gauche, et plus particulièrement l’extrême gauche, en ce qu’elle a de populaire, voire populiste, et contemptrice de l’ordre établi. Entre le libéral conservateur et le libertaire de droite, les chemins divergent, se croisent, s’entrecroisent, sans jamais se rejoindre. Et pourtant, l’un et l’autre appartiennent à la nébuleuse Halévy ; ils sécrètent, comme malgré eux, cet « esprit Halévy » dont Proust a fait la matrice du fameux « esprit Guermantes ». Le lecteur pourra comparer ci-dessous le commentaire de l’important volume de la correspondance d’Élie avec l’itinéraire intellectuel de Daniel, auquel Sébastien Laurent a consacré sa thèse, dont il présente ici une des facettes. Quiconque s’intéresse à la figure de l’intellectuel au début du siècle croise nécessairement, à un moment donné, la silhouette de l’un ou l’autre des Halévy, qui comme les Dioscures ne sont jamais visibles en même temps.

On joindra à ces portraits croisés l’étude de Ludovic Frobert sur « le jeune Élie Halévy et Karl Marx ». Étude serrée et neuve, centrée sur l’examen des conceptions économiques de Marx, qui ont souffert à nos yeux de leur étroite dépendance à l’égard de la valeur-travail de Ricardo et de la surestimation du « mobile égoïste » dans les déterminations des acteurs économiques. À lire à la lumière de l’apport du marginalisme et de la reconsidération en cours des motivations morales du socialisme.

C’est pourquoi on ajoutera encore sans trop d’artifice à cet ensemble l’article de François Chaubet sur un mouvement bien connu et peu étudié jusqu’ici, l’Union pour l’action morale fondée en 1892 par Paul Desjardins et devenue en 1904, sous l’influence notable du grand philosophe que fut Jules Lagneau, l’Union pour la Vérité. C’est tout un pan du « spiritualisme républicain » qui est ici révélé : à un moment où « l’esprit républicain » suscite la nostalgie de tant de nos contemporains, c’est un document d’histoire que nous versons au dossier des cultures politiques contemporaines.

Le numéro comporte en outre une publication qui sera utile à tous les chercheurs de la période : la correspondance d’Hubert Lagardelle, adressée à Robert Michels. C’est un document sur l’histoire du syndicalisme révolutionnaire du début du siècle, ou plutôt sur les intellectuels compagnons de route de ce syndicalisme, de Lagardelle à Michels bien sûr, en passant par des personnages aussi centraux que Sorel et Berth. Quelle trajectoire que celle de Lagardelle, intelligence brillante mais caractère un peu faible, qui va de Sorel et Jaurès jusqu’à Mussolini et à Pétain ! Il faudra bien un jour s’interroger sur l’éventuelle exemplarité d’une évolution qui ne fut pas unique, loin de là. Comme le dit Willy Gianinazzi dans son introduction : « Mû par des minorités agissantes qui comptaient davantage sur la discipline et la haute moralité des troupes engagées que sur les principes de majorité et d’égalité que véhiculait de préférence le socialisme politique, ce syndicalisme revêt un caractère hiérarchique et autoritaire dès qu’il se place sur le plan de l’État ».

À méditer. À discuter. À suivre...

Ce numéro comprend enfin un article inhabituel : l’étude, due à Éric Thiers, sur « la mort du président ». Entendez François Mitterrand. « La mort du roi » a fait l’objet de mon séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales au cours de l’année universitaire 1996-1997. Les actes de ce séminaire, auquel ont participé de nombreux chercheurs qui ont offert des comparaisons dans le temps (jusqu’à Richard ii, François ier, mais aussi Louis xvi) et aussi dans l’espace (de Lénine à Kennedy en passant par Franco et Tancredo Neves), viennent de paraître (novembre 1999) chez Gallimard sous le titre La mort du roi, essai d’ethnologie politique comparée. Que l’on se rassure : « notre période » y est substantiellement représentée à travers les articles d’Anne Rasmussen sur Gambetta, de Christophe Prochasson sur Félix Faure, et par extension, d’Avner Ben-Amos sur le maréchal Foch. En marge du séminaire et de cette publication, la chronique d’Éric Thiers se présente, plutôt que comme un compte rendu, comme un libre commentaire sur le rapport de la mort des Grands avec la question politique.

Nous ne voudrions pas terminer sans un appel au lecteur. « À nos amis, à nos abonnés », comme eût dit Péguy. Intellectuellement, cette revue se porte bien : nous ne nous permettrions pas de l’écrire si on ne nous le disait fréquemment, et de divers côtés. Elle a élargi son comité de rédaction. Elle a de nombreux projets parmi lesquels un numéro spécial sur l’eugénisme, un autre sur l’art social, une table ronde sur la causalité historique. D’autres encore qu’il serait prématuré de révéler. On nous commande des numéros vieux de dix ans, voire davantage, ce qui est un signe favorable d’inscr1ption dans le temps, et dans le champs de la recherche.

Mais elle manque d’argent ! C’est-à-dire d’un lectorat supplémentaire qui lui permettrait d’assurer solidement son équilibre et son avenir. Sans la contribution financière du Centre National des Lettres, que nous voulons remercier ici pour l’intérêt et la confiance qu’il nous porte, nous aurions déjà mis la clef sous le paillasson en attendant des temps meilleurs. Notre intention est de passer à deux numéros par an, dès que nos finances nous le permettront.

C’est pourquoi nous nous adressons à chacun d’entre vous, qui appréciez son indépendance et sa liberté de ton. Si non contents de nous lire, vous vous abonniez pour les deux numéros à venir, et que vous convainquiez un de vos amis d’en faire autant – au besoin en lui faisant pour commencer cadeau d’un premier abonnement – nous serions tiré d’affaire. Notre revue a 17 ans. C’est la jeunesse. Nos idées ont 100 ans tout juste. C’est peu au regard de l’histoire. Il faut que 1900 passe le cap de l’an 2000.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 17, 1999 : Intellectuels dans la République, p. 3-6.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article27
(consulté le 21-09-2015)