Revue d’histoire intellectuelle

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Colette Chambelland

vendredi 25 septembre 2015

Colette Chambelland

JULLIARD (Jacques)

Présence. Pour tous ceux qui fréquentaient la bibliothèque du Musée social, Colette Chambelland qui vient de nous quitter, à l’âge de 73 ans, après avoir enduré des années durant la maladie avec une élégance admirable, était d’abord une présence, ou mieux encore peut-être, une permanence. Quand on entrait dans la bibliothèque, une fois passé le présentoir à revues, on tombait sur ce petit bureau, surchargé de papiers et de livres, avec, dans l’angle, un grand fauteuil accueillant, en face de la table de travail de Colette. Selon les moments et les individus, le petit bureau pouvait être un salon ou un confessionnal. Il y avait dans toute sa personne une sérénité souriante, qui n’excluait ni les brusqueries, ni les coups de colère. Il y avait surtout en elle cette disponibilité à autrui, qui demande beaucoup d’abnégation et beaucoup d’ouverture d’esprit. Chaque fois que je m’asseyais dans le grand fauteuil, j’avais le sentiment de continuer avec elle la même conversation que le temps pouvait avoir interrompue, sans la détourner de son objet. Passé présent : l’expression est devenue familière aux historiens. Elle désigne cette capacité à prolonger les moments écoulés, à dialoguer avec les disparus, à retrouver l’atmosphère d’un moment, sans nostalgie, mais avec le sentiment aigu d’une continuité. Comme si ce qui a été inscrit une fois dans l’archive de l’existence y demeurait présent pour toujours. Peu de personnes donnaient autant que Colette Chambelland le sentiment que l’homme est un être historique. Sa présence au passé supposait une très forte insertion dans le moment actuel.

Bibliothèque. Pour des générations entières de chercheurs en histoire sociale, mais aussi pour tant de militants du mouvement social, Colette Chambelland a été la bibliothécaire par excellence. Celle qui ne vit pas pour les livres, mais pour les lecteurs. L’infinie patience des livres, capables d’attendre leur lecteur le temps qu’il faudra, suppose tout de même à la fin un intercesseur. Celui ou celle qui met en contact le lecteur et son livre, ou son archive, quitte à s’éclipser discrètement, une fois la conversation engagée.

Colette Chambelland ne s’est pas contentée de ce rôle d’intermédiaire. Elle a suscité des vocations, orienté des recherches. Elle avait une manière particulière de laisser tomber, au fil d’une conversation à bâtons rompus, telle remarque, telle anecdote qui étaient autant de pièges à la curiosité historique. C’est pourquoi nous sommes si nombreux à lui devoir beaucoup. Elle fut, depuis le bureau de la rue Las Cases, le Lucien Herr de notre histoire sociale contemporaine.

Fidélité. Comment ne pas évoquer ici le nom de Pierre Monatte, auquel elle a consacré un beau livre, et qui a joué dans sa vie, à travers le souvenir, et à travers les écrits, le rôle d’une véritable boussole ? L’attachement de Colette au syndicalisme révolutionnaire était ancré dans le souvenir de son père, et aussi du fondateur de la Vie ouvrière. Autant sinon plus qu’une certaine vision du mouvement social, faite de fierté, de révolte et de liberté d’esprit, le syndicalisme, avec ce qu’il suppose d’engagement dans l’action collective de la personnalité tout entière, était peut-être d’abord un style de vie et de la fidélité à un certain nombre de valeurs. Vigilante contre le stalinisme, méfiante à l’égard des compromissions du socialisme parlementaire, allergique à toute espèce de cléricalisme, Colette Chambelland a maintenu vivante une tradition : celle des « hommes fiers et libres » dont a parlé Fernand Pelloutier.

Pudeur. Elle détestait les vices de notre époque, à commencer par cette complaisance à soi-même qui s’étale dans les médias modernes, principalement la télévision. Sa vie durant, elle a pratiqué le « refus de parvenir » d’Albert Thierry. Convaincue du rôle éminent de la recherche scientifique dans la vie de l’esprit, elle n’a cessé d’être en garde et de mettre en garde contre toute la comédie du savoir, telle qu’elle s’incarne si souvent dans les mœurs universitaires. Son choix d’être « la » bibliothécaire s’explique en partie par la volonté de ne conserver du monde de la recherche que ce qu’il avait d’authentique. Peu de gens ont donné dans leur vie professionnelle un tel exemple de désintéressement. Colette Chambelland, tout au long de son existence, a vécu en esprit et en vérité.

Elle a assisté à la naissance des Cahiers Georges Sorel-Mil neuf cent qu’elle n’a cessé d’entourer de son attention et de ses conseils, parfois caustiques, toujours amicaux. Elle faisait partie de notre comité scientifique, et son nom, sur notre couverture, aux côtés de quelques autres, avait valeur de manifeste. C’est pourquoi, au-delà de la mort, elle restera des nôtres.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 22, 2004 : , p. 5-6.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Colette Chambelland
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article89