Revue d’histoire intellectuelle

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Michel Launay, Jaurès orateur ou l’oiseau rare

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Michel Launay, Jaurès orateur ou l’oiseau rare
Paris, Jean-Paul Rocher Éditeur, 2000, 241 p.

THIERS (Éric)

Lorsqu’on évoque Jean Jaurès, immédiatement ou presque, c’est l’image de l’orateur, du tribun, qui vient à l’esprit, avec en tête cette saisissante photographie qui le montre haranguant la foule au Pré-Saint-Gervais, le 25 mai 1913, dans une manifestation monstre contre la loi des trois ans [1].
En marge de la publication des œuvres complètes de Jean Jaurès chez Fayard [2], dont il cosigne d’ailleurs la présentation du tome consacré à Jaurès, critique littéraire, critique d’art, Michel Launay nous invite à nous attarder quelques instants sur la figure de ce génial orateur que fut le fondateur de l’Humanité. Nous empruntons volontiers le qualificatif « génial » à Michel Launay qui, dans ce volume tiré d’un mémoire de DES soutenu il y a maintenant plus de trente ans, nous propose, outre un essai vif et agréable, un véritable exercice d’admiration. Dès le début de cette étude, on perçoit l’enthousiasme et l’empathie de l’auteur pour son objet, sentiments auxquels le lecteur se laissera aller sans grande résistance.
Launay entend aller plus loin que les simples images qui nous viennent à l’esprit à l’évocation de Jaurès orateur, en essayant de comprendre comment il devint cet incontournable tribun, admiré de tous, y compris de ses adversaires au premier rang desquels Maurice Barrès. Pour ce faire, l’auteur s’attache à retracer la formation du jeune Jaurès et l’évolution de son art oratoire qui, au contact de la politique et du public populaire gagna en simplicité et donc en force. En s’appuyant sur des archives alors inédites, en étudiant la réception des discours mais aussi des lieux de sociabilité où l’orateur s’accomplit, Launay propose une véritable biographie civique et intellectuelle, comme l’observe Madeleine Rebérioux dans sa préface.
L’art oratoire de Jaurès puise dans ses qualités naturelles. Sa mémoire impressionnante, sa verve méridionale, sa voix puissante sont autant d’atouts pour emporter l’attention et l’adhésion d’un public qui n’est pas toujours dans les meilleurs dispositions à son égard. Mais au-delà, Jaurès fait montre d’une érudition qui nous laisse pantois et Launay décrit très bien comment ce politique fut avant tout un homme de culture qui, jamais, ne cessa d’en appeler aux grands anciens, grecs et latins, et qui se voulut un héritier direct de Bossuet. Derrière la parole apparaît alors une conception de la République fondée sur les humanités. Le discours dépasse ainsi son objet particulier et circonstanciel pour devenir, en soi, un plaidoyer constant en faveur du progrès humain par la voie de la culture.
Si les discours de Jaurès savent captiver de la sorte les publics les plus divers c’est parce que, derrière cette voix, s’exprime « une âme ardente à la poursuite du vrai ». La générosité du tribun transparaît ainsi à chaque instant dans l’ouvrage de Michel Launay. Mais si Jaurès est une âme généreuse, il sait aussi faire preuve de mordant à l’égard de ses adversaires et manie l’ironie avec délectation et efficacité.
Car les discours de Jaurès ne sont pas pure rhétorique. Ils font mouche et, à une époque où la Chambre avait le pouvoir – et l’habitude – de renverser les gouvernements, les interventions du député de Carmaux se révéleront redoutables. Ainsi le 21 novembre 1893, c’est à l’issue de son grand discours sur la République et le socialisme, que le ministère Dupuy tombe avant même la fin des interpellations.
Au total, Michel Launay esquisse ici une réflexion sur le rôle historique de l’éloquence dans la vie politique de la IIIe République, en évoquant aussi les grands rivaux de Jaurès : De Mun, Clemenceau et Guesde. Le Palais Bourbon n’est plus évidemment cette scène extraordinaire – et aujourd’hui un peu mythique – où tout pouvait se jouer en un instant, sous la puissance de conviction d’un seul homme.
Ce texte écrit par Michel Launay, il y a plus de trente ans, constitue enfin un témoignage en creux des efforts qui ont été menés depuis lors pour mieux cerner la figure de Jaurès. Que de chemin parcouru depuis sous l’impulsion de Madeleine Rebérioux et de la Société des études jaurésiennes ! Launay abordait alors une terre vierge et son enthousiasme pour Jaurès est finalement celui d’un explorateur. On mesure aujourd’hui combien ce voyage valait la peine d’être entrepris.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 18, 2000 : Eugénisme et socialisme, p. 215-217.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Michel Launay, Jaurès orateur ou l’oiseau rare : Paris, Jean-Paul Rocher Éditeur, 2000, 241 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article66


[1Cette photographie fut publiée en mars 1914 dans le Miroir. Philippe Oulmont en propose un commentaire dans « Au Pré-Saint-Gervais, 25 mai 1913. Jaurès en rouge et tricolore », in Vincent Duclert, Rémi Fabre, Patrick Fridenson (dir.), Avenirs et avant-gardes en France. XIXe-XXe siècles. Hommage à Madeleine Rebérioux, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui. Série histoire contemporaine », 1999, p. 391-394.

[2Nous en rendrons compte dans notre prochaine livraison.