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Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre
Paris, Éditions Allia, 1999, 56 p.

THIERS (Éric)

Après la publication de l’ouvrage de Jean Norton Cru Du témoignage, saluons ici l’initiative des éditions Allia qui rééditent un article publié par Marc Bloch en 1921 dans la Revue de synthèse historique : « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre ». Certes ce texte bref avait déjà été remis à l’honneur en 1997 dans le recueil intitulé Écrits de guerre. 1914-1918 chez Armand Colin, mais présentée sous un format pratique et à un prix modique, cette nouvelle édition nous donne l’heureuse occasion de revenir sur cet article fondateur.
Adjudant en août 1914, démobilisé avec le grade de capitaine en mai 1919, Marc Bloch aura vécu tout le conflit dans un régiment d’infanterie en Argonne, au Chemin des Dames et même en Algérie [1]. Confronté comme tous les autres combattants aux rumeurs, aux fausses nouvelles, le jeune agrégé d’histoire va s’attacher à comprendre le processus qui conduit à leur apparition et à leur diffusion.
Passant en revue les rares travaux qui, à l’époque, se sont penchés sur cette question, Marc Bloch en montre les évidentes limites pour s’arrêter enfin à l’étude de l’historien belge Fernand van Langenhove : « Comment naît un cycle de légendes. Francs-tireurs et atrocités en Belgique ». Dès 1916, van Langenhove montre comment les atrocités allemandes en Belgique – bien réelles – naquirent d’un état d’âme collectif, chez des troupes germaniques aux nerfs tendus, à l’imagination surexcitée où resurgirent des souvenirs inconscients : ceux des francs-tireurs de 1870. Cet alliage entre des dispositions émotives particulières et des représentations intellectuelles fondées sur une histoire préparent la formation légendaire. Il suffit alors d’un événement fortuit pour que naisse cette légende. Prolongeant les résultats de ce travail précurseur, Marc Bloch entend étudier en 1921 « ces singulières efflorescences de l’imagination collective » que sont les fausses nouvelles. Celles-ci ont d’ailleurs un intérêt qui les dépasse largement. Elles sont pour Bloch l’expression inconsciente de nos préjugés, de nos haines, de nos craintes et plus généralement de nos émotions fortes. La guerre se prête, quant à elle, tout spécialement à cette étude car, dans l’exacerbation de ces émotions, elle constitue, selon les mots de l’auteur, une immense expérience de psychologie sociale d’une richesse inouïe. De la sorte, parce qu’il grossit les traits de la vie sociale, le conflit permet de saisir des liaisons essentielles.
Mais aborder un tel objet impose des études de détail, soigneuses et limitées, afin d’éviter l’extrapolation rapide et simpliste. En outre, comme ancien de 14-18, Bloch sait également ce que fut la condition combattante. Il ne néglige donc pas la dimension proprement anthropologique qui apparaît dans la formation de ces fausses nouvelles. Sous l’empire de la fatigue, de l’émotion, les « soldats harassés, au cœur troublé », ne pouvaient, à l’évidence, pratiquer le doute méthodique.
Au final, Bloch appelle au recueil urgent des matériaux, des témoignages, pour que puisse être écrite cette histoire particulière du premier conflit mondial. Il faudra cependant attendre plus de soixante ans – et notamment les travaux de l’équipe de l’Historial de Péronne – pour que les voies ici tracées soient à nouveau véritablement empruntées. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Stéphane Audoin-Rouzeau présente ce texte en 1997. Aborder la Première Guerre mondiale sous l’angle culturel, se pencher sur les témoignages avec un œil critique, prendre en compte les conditions concrètes d’apparition du discours de guerre ; dès 1921, Marc Bloch mettait en place les structures essentielles de la nouvelle histoire du premier conflit mondial centrée autour de la notion de culture de guerre.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 18, 2000 : Eugénisme et socialisme, p. 221-223.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre : Paris, Éditions Allia, 1999, 56 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article69


[1Sur le parcours combattant du fondateur des Annales, on se reportera à l’introduction très complète de Stéphane Audoin-Rouzeau au recueil de textes de Marc Bloch, Écrits de guerre. 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1997, p. 5-34.