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Robert Hertz, Un ethnologue dans les tranchées. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice. Août 1914-avril 1915.
vendredi 25 septembre 2015
Lectures
Robert Hertz, Un ethnologue dans les tranchées. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice. Août 1914-avril 1915, présentées par Alexander Riley et Philippe Besnard
CNRS Éd., Paris, 2002, 265 p. (préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson)
THIERS (Éric)
Dans le flot de correspondances des combattants de la Première Guerre mondiale qui sont exhumées depuis quelques années, les lettres de Robert Hertz (1881-1915) à sa femme Alice frappent par leur exceptionnel intérêt. Elles constituent tout d’abord une réflexion intellectuelle immédiate et de premier plan sur la Grande Guerre. Bien plus lucide que certains de ses maîtres comme Durkheim et Bergson, restés à l’Arrière en raison de leur âge, l’ethnologue Robert Hertz nous dévoile toutes les ambiguïtés de ce conflit sans faire mystère de ses contradictions personnelles. Ensuite, ces lettres apparaissent comme une remarquable illustration de ce qu’ont pu être ces fameux Durkheimiens au début du xxe siècle. Normalien, major de l’agrégation de philosophie en 1904, collaborateur de l’Année sociologique reconnu notamment pour ses travaux d’ethnologue et de sociologue de la religion, Hertz apparaît, au fil de ces pages, comme emblématique de ces intellectuels républicains, socialistes, rationalistes et patriotes qui imprimèrent profondément leur marque à la science française de l’époque. Enfin Robert Hertz illustre parfaitement cette volonté des Français d’origine juive de témoigner, par leur sacrifice, de leur intégration et de leur reconnaissance à la République française. Ambiguïté du conflit, ambivalences personnelles de Robert Hertz : les deux sont indissociables. En le démontrant cette correspondance nous semble parfaitement restituer le climat général de la société française, tout du moins en 1914-1915. Dans son introduction, Christophe Prochasson a raison de souligner que le consentement de l’ethnologue à la guerre est une forme de contentement, « métaphysique qui se nourrit d’une lecture religieuse de la guerre ». On aura rarement observé, aussi clairement exprimée et analysée, cette attente spirituelle, cette idée positive que le premier conflit mondial est l’occasion d’une renaissance, d’une résurrection. La dimension eschatologique du conflit dont on a aujourd’hui une connaissance plus précise notamment grâce aux travaux d’Annette Becker, éclate ici à chaque page. C’est de foi, de bonne espérance, de délivrance, d’expiation, de sacrifice dont il est question, le vocabulaire chrétien exprimant une religiosité laïque et patriotique. « Oui, il y a une religion de la guerre », écrit Hertz le 24 novembre 1914 qui « opère un reclassement de nos valeurs ». L’idée de culture de guerre n’est pas si loin. Pour Hertz, cette espérance de l’après-guerre est celle – maintes fois répétée comme une obsession – d’une « France renouvelée dans une nouvelle Europe ». Le consentement à la guerre est ainsi soutenu par une foi profonde en la justesse du combat contre les Prussiens et non contre les Allemands que Hetz se refuse à haïr. On trouve là évidemment le thème des deux Allemagnes – l’une bonne qui peut être rachetée, l’autre mauvaise qui doit être abattue – qui prospérera sous la plume de Durkheim ou Andler. Hertz écrit ainsi le 28 novembre 1914 : « Je ne consens pas à m’abêtir inutilement, par exemple, à haïr tout ce qui est allemand – et à vomir Wagner, Nietzsche, etc., sous prétexte de cette guerre ». Hertz nous touche car il n’est pas fait d’un bloc. Il s’enthousiasme pour ce combat contre la Barbarie prussienne mais estime aussi que la vérité doit être dite sur cette guerre qui est une « lutte contre la boue et la diarrhée ». L’ambivalence du conflit est sans cesse sous-jacente. C’est la fraternité d’armes avec des gens simples dont Hertz observe les mœurs parfois en ethnologue ; c’est la joie d’une vie au grand air pour un intellectuel citadin ; mais c’est aussi l’horreur d’une « guerre moderne toute industrielle et savante », « pleine de religion ». C’est tout autant un dessein exaltant qu’une expérience qui « décivilise » les soldats. Dans toutes ces lettres, Hertz navigue entre ces deux pôles et, conscient de la tragédie dont il est un acteur perdu, témoigne d’une forme de résolution virile, de cette « volonté de marcher droit dans la tempête et de servir la Cité », comme le souligne Jean-Jacques Becker dans sa préface. « De tout mon être, je voulais être Français, mériter de l’être, prouver que je l’étais », écrit Hertz le 2 avril 1915. Onze jours plus tard, il tombait dans la plaine de Woëvre. En contrepoint aux paroles parfois exaltées de Hertz, qui cherchait à tout prix une signification à cette absurdité, les derniers mots nous semblent devoir revenir à Alice, son épouse, dans une lettre écrite le 20 avril 1915 alors que Robert est mort et que l’ignorant, elle le pressent toutefois : « Il me semble que la guerre est mauvaise, méchante puisqu’elle arrache les maris à leurs femmes, les pères à leurs enfants. Cette idée de la punition céleste pour nos péchés, de cette « épreuve salutaire » me révolte tout d’un coup – elle est trop monstrueuse, vraiment, aucune mère ne peut l’accepter d’un cœur léger ».
Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 23, 2005 : "La guerre du droit"
1914-1918, p. 208-209.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Robert Hertz, Un ethnologue dans les tranchées. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice. Août 1914-avril 1915, présentées par Alexander Riley et Philippe Besnard : CNRS Éd., Paris, 2002, 265 p. (préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson)
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article92