Revue d’histoire intellectuelle

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Philippe Oriol, Bernard Lazare

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Philippe Oriol, Bernard Lazare
Paris, Stock, 2003, 456 p.

DAGAN (Yaël)

Premier dreyfusard et premier sioniste français, Bernard Lazare fut une personnalité touchante et intrigante qui méritait cette biographie intellectuelle très documentée et très complète. Au-delà des informations précises et précieuses qu’elle donne au lecteur, cette biographie s’attache à démontrer deux points principaux. Contrairement à l’image de Lazare imposée par le portrait émouvant peint par Péguy dans Notre jeunesse (1910), Lazare n’a pas été abandonné par la famille Dreyfus, pas plus qu’il n’a été victime de la « lâcheté juive », un préjugé repris par de nombreux auteurs, y compris Hannah Arendt. Si Lazare fut écarté de l’Affaire dont il a été le premier intellectuel engagé, ce ne fut pas par la famille Dreyfus mais par le clan de Picquart et Labori dont l’antisémitisme ne fait plus de doute après la consultation des documents que cet ouvrage présente. La légende de la « passivité juive » est par ailleurs la conséquence de la discrétion des juifs eux-mêmes dans l’action énergique entreprise en faveur de Dreyfus ; ils avaient tout intérêt à faire silence sur cet engagement, étant donné la violente propagande antisémite contre le « syndicat juif ». De plus, le livre tente de réfuter une autre légende, celle-ci perpétuée par l’extrême droite qui, en rééditant et en citant les œuvres de jeunesse de Lazare, le présente comme penseur antisémite pour mieux le récupérer. Or si Lazare est effectivement passé par une phase anti-juive, accusant les juifs d’être les principaux responsables d’un antisémitisme voué à disparaître le jour où ils se fondraient dans la masse française, il a, par la suite, non seulement corrigé cette analyse, mais fait de l’identité juive le centre de son engagement sioniste lors des dernières années de sa vie. Ainsi, le premier dreyfusard n’a pas été un intellectuel républicain luttant uniquement pour des valeurs abstraites comme la justice et la vérité. Il fut aussi, et surtout, un juif qui a défendu un autre juif, comme il l’avait très clairement proclamé. Pour remplir ce rôle irremplaçable, il fallait être d’abord anarchiste, pour ne pas être impressionné par la redoutable « raison d’État » ; mais il fallait aussi être un israélite français, pour être convaincu, dès le début, que Dreyfus ne pouvait être qu’innocent. Enfin, il fallait être un nationaliste juif pour revendiquer le droit de défendre « un des siens ». Lazare fut tout cela. Et c’est ce qui fait de lui, pour ces contemporains au moins, une figure qui dérange. Comme les autres intellectuels sionistes (Théodore Herzl et Max Nordau notamment), il partageait avec les antisémites le postulat que les juifs forment un groupe distinct, qu’il appelait alternativement « peuple », « nation » et même « race ». Son engagement sioniste témoigne de son pessimisme quant à l’avenir de la haine des juifs, que la victoire des dreyfusards ne pouvait atténuer. Pour lui, l’Affaire, loin de signifier la fin du combat, fut un avertissement. Si Dreyfus en sortait vainqueur, les juifs continueraient de payer pour les fautes des autres, pensait-il. Si l’Histoire semble lui avoir malheureusement donné raison, la question de l’identité juive qu’il soulève revient, un siècle après l’Affaire, au centre de l’actualité, dans un contexte fort différent. Avant de calquer l’engagement de Lazare sur la réalité de nos jours, il serait bon de rappeler que celui-ci était l’œuvre d’un anarchiste, d’un marginal, d’un homme qui s’est posé comme un devoir moral de défendre les victimes et non pas les vainqueurs. C’est cette position même qui le fera rompre avec le sionisme realpolitik d’Herzl. Voilà ce que montre ce livre important.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 23, 2005 : "La guerre du droit"
1914-1918, p. 212-213.
Auteur(s) : DAGAN (Yaël)
Titre : Philippe Oriol, Bernard Lazare : Paris, Stock, 2003, 456 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article94